DAJMA | Chapitre 23 – La Cité des Secrets
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Chapitre 23 – La Cité des Secrets

Depuis quand tu sais ça ?
Quand le capitaine Ménard rentra chez lui, il était près de vingt-trois heures quarante-cinq. Après son entrevue avec Kramer, il avait appelé sa maîtresse, mais elle n’était pas libre. Furieux, il avait tenté de se rabattre sur une ancienne petite amie, mais celle-ci s’était fiancée entre temps et ne voulait plus entendre parler de lui. Ménard était resté au bar jusqu’à vingt- et-une heures, avant de passer au commissariat central pour examiner le cahier des gardes-à-vue. Il aimait voir des gens en cage, cela lui procurait un sentiment de supériorité et donnait un sens à sa vie. Dans quelle autre profession peut-on enfermer des gens dans des lieux confinés et puants – pour un temps limité il est vrai, sans presque avoir à fournir de justification. Sans parler des autres avantages. Connaître immédiatement l’adresse d’une fille qui vous avait tapé dans l’œil grâce au fichier des cartes grises, tout savoir sur le pedigree d’un quidam qui vous a emmerdé en consultant le STIC, sans parler des services qui pouvaient se monnayer – ou tout au moins vous faire bénéficier de cadeaux, de réductions, d’avantages divers, chez la plupart des commerçants. Pas du racket, non, juste un échange de bons procédés.
En arrivant chez lui, il s’attendait à ce que sa femme Valérie soit endormie, mais elle l’attendait dans la cuisine de leur pavillon, devant une tasse de café.
– Il reste de quoi dîner, si tu as faim, dit-elle, sans même chercher à savoir la raison de sa rentrée tardive.
Cela faisait déjà longtemps qu’elle ne lui demandait plus de comptes au sujet de son emploi du temps. S’il y avait une femme de flic qui ne s’angoissait pas au sujet de la dangerosité du métier de son mari, c’était bien elle.
Il sortit une bière du frigo et s’installa de l’autre côté de la table en décapsulant la bouteille. Il se frotta les yeux. Depuis près d’un an, il souffrait d’une conjonctivite chronique, et les pollens du printemps et l’alcool n’arrangeaient rien.
–  Je n’ai pas faim, dit-il. On a choppé le salaud.
–  Tant mieux. Je suis inquiète au sujet d’Estelle. J’ai essayé de l’appeler, elle ne répond pas depuis hier. Je sais que ça lui arrive parfois de ne pas répondre pendant deux ou trois jours, mais là ça m’inquiète, avec ce qui s’est passé… Tu n’aurais rien appris à son sujet, par hasard… ?
Elle comprit à son expression qu’en effet il savait quelque chose au sujet d’Estelle, et elle sentit son cœur s’emballer.
–  Laurent ! Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce que tu me caches ?
–  Elle est à l’hôpital, elle a été blessée pendant la fusillade. Elle le regarda, atterrée.
–  Depuis quand tu sais ça ?
–  Je voulais te le dire hier mais je n’ai pas eu une seconde à moi. Valérie se leva, le regard étincelant.
–  Quoi ? Tu sais depuis hier qu’elle a été blessée et tu n’as pas été foutu de me le dire ? Qu’est-ce qu’elle a ?
–  Je n’en sais rien.
–  Tu ne t’es même pas renseigné ?
–  C’est bon, Val.
–  Non ce n’est pas bon ! Espèce de salopard égoïste ! Tu arrives en puant l’alcool et tu oses me dire que tu avais autre chose à faire que de me prévenir que ma sœur était à l’hôpital ?
–  Continue à me parler comme ça et je t’en colle une.
–  Où est-ce qu’elle est ?
–  A la Timonnerie.
Il se leva et sortit de la pièce en claquant la porte. Elle l’entendit monter à l’étage et s’enfermer dans la salle de bain.
Elle se prit la tête dans les mains. Quelle vie !
Elle se secoua et appela l’hôpital. A cette heure, personne ne répondit au standard.
Elle hésita et monta à l’étage.
– Je vais à l’hôpital, dit-elle à la porte de la salle de bain. Les enfants dorment. Je resterai avec Estelle si je peux.
Elle n’attendit pas la réponse et jeta un coup d’œil dans la chambre des enfants : Joanna (12 ans) et Michaela (9 ans) dormaient dans leurs lits jumeaux.
Elle prit la voiture et se rendit à la Timonerie.
Elle aurait aimé qu’il soit mort
Elle dut passer par les urgences, mais Estelle était dans une autre aile de l’hôpital. Une infirmière qu’elle connaissait la fit passer avec son code par une coursive bloquée, et elle monta en courant deux étages avant de trouver le bon couloir.
Elle entra sans frapper pour ne pas réveiller les autres patientes. Elles étaient trois dans la chambre, et Estelle occupait le lit le plus proche de la fenêtre.
Valérie se coula dans l’espace entre le sommier et le mur et caressa doucement le visage de sa jeune sœur – dix-huit ans – jusqu’à ce que celle-ci se réveille. Estelle sourit en découvrant son aînée.
–  Je suis désolée, murmura Valérie, je ne savais pas. Pourquoi tu ne m’as pas appelée ?
–  Je ne voulais pas t’embêter, ça va aller. C’est juste mon bras.
Elle avait le bras gauche pris du poignet à l’épaule dans un étui de contention en tissu plastifié bleu. Son visage paraissait un peu tuméfié, du côté gauche également.
–  Cassé ?
–  Oui, en dessous du coude. Je me suis fait un peu piétiner par tout le monde.
–  Et tes amis ? Personne ne t’a aidée à sortir ?
Estelle détourna le visage. Une larme coula le long de sa joue, et Valérie la lui essuya.
–  J’ai eu si peur, dit-elle. C’était fou. Heureusement, je suis tombée dans les pommes. Et quand je me suis réveillée, j’étais ici.
–  Fais-moi une petite place, dit Valérie, je vais rester avec toi cette nuit. A moins que ça te dérange ?
–  Bien sûr que non. Comme quand on était petites. Et les enfants ?
–  Pour une fois, ils se réveilleront sans leur mère, et leur père les emmènera à l’école.
Elle s’allongea contre sa sœur, et Estelle ne tarda pas à se rendormir. Valérie resta les yeux ouverts. Il était temps qu’elle prenne des décisions. Son mariage était mort depuis longtemps, mais ce que venait de faire Laurent dépassait les bornes de l’inconscience et de l’inhumanité. C’était encore pire que quand il l’avait giflée devant les petites, l’année dernière. Cette fois-là, elle lui avait pardonné.
Mais pas aujourd’hui. Elle ne pouvait plus supporter l’idée de vivre en compagnie d’un échantillon aussi peu reluisant de la race humaine. A cet instant, elle aurait aimé qu’il soit mort.

 

Sa peau se hérissa
Pauline n’arrivait pas à lire. Elle imaginait sans cesse l’inconnu approcher de la maison, ouvrir la serrure avec ses instruments de cambrioleur, et constater que la porte ne bougeait pas d’un iota, malgré tous ses efforts. Colère. Frustration. Et s’il me le fait payer autrement? songea-t-elle, alarmée. En m’attaquant dans la rue, ou en vandalisant ma librairie. Cette idée lui fit battre le cœur un peu plus vite et elle commença à regretter sa décision. La nuit, on ne pense pas de la même façon que le jour. Elle aurait peut-être dû réfléchir un peu plus avant de dépenser joyeusement 275 euros.
Et elle aurait sans doute mieux fait de porter plainte. Peut-être les flics auraient-ils même tendu une souricière à l’inconnu chez elle. Cela lui serait revenu moins cher et aurait été plus efficace.
Ou pas. Finalement, c’était aussi bien comme ça. Son visiteur n’avait qu’à aller squatter quelqu’un d’autre. Elle ne saurait jamais à quoi il ressemblait et n’en avait d’ailleurs nulle envie. Tout ce qu’elle connaissait de lui était ce murmure. Brun, blond ? Grand, petit ? Jeune ? Vieux ? A quoi bon se poser de telles questions ? Elle s’en voulut d’avoir des pensées aussi futiles et se traita de vieille fille frustrée. Quelle était la dernière fois où elle avait couché ? Ce type, rencontré à l’île Maurice… C’était en juin… Plus de huit mois auparavant… Huit mois ! Il habitait la région parisienne, il lui avait donné son numéro de téléphone, qu’elle avait perdu. De toute façon, il ne lui plaisait pas tant que ça. Mais il avait comblé un vide – sans mauvais jeu de mots. Et depuis, rien ! Pas un rendez-vous, pas un baiser, pas une caresse… Elle ne se faisait pas d’illusions sur son physique, elle avait presque cinquante ans, elle avait refusé de se teindre les cheveux, de porter des lentilles de contacts… Mais malgré les premières rides, elle gardait une belle peau, ses seins étaient presque aussi fermes que quand elle avait trente ans, son ventre presque aussi plat, et si son derrière avait pris un peu plus de formes et de largeur ces derniers temps, il ne tombait pas comme celui de tant de filles au club de sport de Fanny Gillardi où elle s’entrainait trois fois par semaine. Elle avait une bonne hérédité : Son père était mort à 77 ans en tombant du toit de leur maison, mais sa mère allait sur ses quatre-vingt- quatorze ans. Elle ne commettait pas d’excès, ne dépassait que très rarement les deux verres de vin rouge par jour, allait faire de longues marches dès qu’elle en avait l’occasion. Elle se maintenait en forme. Pour qui ? Pour elle d’abord, elle n’avait besoin de personne ! Elle menait une vie équilibrée et heureuse. Elle était respectée. Sa librairie était la meilleure de la ville. En tous cas pour ce qui concernait la « vraie » littérature. Elle n’avait aucune raison de se plaindre. Elle remua un peu dans son lit, éprouvant la douce élasticité de son matelas. Alors pourquoi ce sentiment de crainte qui ne la quittait pas ? L’intrusion de la veille était nulle et non avenue. Il ne lui était rien arrivé. Elle était presque sur le point de se dire qu’elle l’avait rêvée. Elle ouvrit son livre avec un soupir.
Son souffle se bloqua à mi-course. Elle avait entendu un bruit. Derrière elle. Comme si quelqu’un s’était raclé la gorge. Non… Impossible… Le chat était là, sur le fauteuil devant la fenêtre, à la regarder benoitement. Elle n’avait rien entendu. C’était de l’autosuggestion.
Le petit raclement de gorge reprit, et cette fois il n’y eut pas de doute possible. Sa peau se hérissa, de la tête aux pieds, comme sous un jet d’eau glacée, et l’épouvante la saisit.

 

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