DAJMA | Chapitre 58 – La Cité des secrets
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Chapitre 58 – La Cité des secrets

Mon souvenir de vous le plus vivace

Le meilleur restaurant à cinquante kms à la ronde, deux étoiles au Michelin, était situé à dix-sept kms des portes ouest de la Cité. C’était un ancien Moulin, édifié d’après la légende sur les ruines d’un temple gallo-romain, et devenu restaurant de luxe par la grâce de son propriétaire, Gaston Journel.
La meilleure table du restaurant se trouvait au bout de la terrasse qui surplombait la Néré, une petite rivière célèbre chez les pêcheurs pour la taille des truites qui y séjournaient, parsemée d’énormes galets à fleur d’eau, semblables à des carapaces de tortues géantes. C’est à cette table que Samuel Dolf déjeunait en compagnie de Marianne Bel, à l’ombre d’une glycine artistiquement suspendue à des traverses en bois exotique.
Il n’y avait pas d’autre table à proximité, ce qui – avec le bruit de l’eau vive – garantissait l’intimité de leur conversation. Grâce aux soins attentifs d’Agnès, sa maîtresse jalouse, Samuel avait meilleure mine que la veille, elle lui avait même légèrement blushé les joues, effacé les cernes avec une crème miracle, et dans son costume bleu discrètement rayé, il avait fière allure.
– Quand je pense que je te fais beau pour que tu déjeunes avec une autre ! avait râlé Agnès, d’autant plus furieuse qu’il ne l’avait jamais emmenée chez Journel – discrétion oblige.
Samuel se tenait penché au dessus de la table, et il regardait Marianne avec une expression quasiment béate.
–  Mon souvenir de vous le plus vivace, disait-il, date du début des années 80… Je sais, ça ne nous rajeunit pas, mais il y a quelque chose d’éternel, d’intemporel dans votre beauté, Marianne, qui se joue des décennies. C’était un bal donné à l’hôtel de ville pour les étudiants de terminale, en fin d’année, et vous étiez venue dans une ravissante robe bleue et blanche, avec vos cheveux blonds qui cascadaient sur vos épaules nues… Je me souviens que quand je vous ai vue, le monde s’est quasiment arrêté, et je me suis sévèrement fait reprendre à l’ordre par ma petite amie – je ne me souviens même plus de son nom, c’est dire…
–  Je ne crois pas être venue à ce bal, pourtant, dit Marianne. Je m’en souviendrais.
–  Oh si ! Faites moi confiance. Si je pouvais remonter le temps, je ne raterais pas une seconde fois cette occasion… Je pense que vous auriez pu faire de moi un autre homme que celui que je suis devenu.
–  Vous considérez votre vie comme un échec ?
–  Non, bien sûr que non, ce serait absurde de le prétendre… A de nombreux égards, je suis fier de ce que j’ai pu faire, en particulier pour cette ville… Je sais que vous n’êtes pas d’accord, mais avec nous, les Dolf, nos concitoyens sont entrés de plein pied dans le troisième millénaire. Savez-vous que notre taux de chômage est le plus bas de la région et un des plus bas de France ? Savez-vous combien de sociétés nous avons franchisé depuis dix ans ?
Marianne se mit à rire.
– Vous tenez vraiment à dérouler votre programme électoral ? A quoi bon, vous avez gagné les dernières élections, non ? Samuel se mit à rire à son tour.
– Vous voyez l’effet que vous me faites ? Je commence à me vanter comme un adolescent boutonneux !
Il redevint soudain sérieux.
– Je dois vous avouer ma grande faiblesse, Marianne. Je suis fier de ma cité, fier de ce que nous y faisons. Et fier de tous ceux qui participent à l’effort commun. Quand j’ai appris que vous étiez dans nos murs, je me suis dit que c’était l’occasion où jamais de vous demander de mettre votre talent au service de cette ville. Je m’y prends peut-être mal, ce n’est pas le bon moment, je ne sais pas, mais je vous demande vraiment de réfléchir à ma proposition. Bien sûr, nous avons plus besoin de vous que vous de nous, mais comme vous me l’avez rappelé l’autre jour, vous avez un tempérament altruiste, et il y a une quantité de dossiers sur lesquels vous pourriez vous pencher pour le bien de tous…
– Je ne comprends pas très bien ce que vous attendez de moi, Samuel. Je suis avocate, et mon métier c’est de plaider des dossiers auxquels je crois. Prenons un exemple. Le lotissement du Puiseux. Qu’est-ce que vous avez l’intention de faire pour ses habitants ?
– Eh bien c’est un très bon exemple. Penchez-vous sur ce dossier, sans parti-pris, sans idée préconçue, et voyez ce que vous pouvez faire. Le Puiseux, ce sont au dernier recensement 3270 personnes qui y vivent, et deux tiers des familles sont en accès à la propriété – dont 17% issus de l’immigration. Ça c’est de l’intégration ! Ecoles, commerces, services sociaux, transports en commun, ce quartier bénéficie des mêmes avantages que le centre-ville, il est bien orienté, et avant qu’on lance cette fable sur la radioactivité, tous ses habitants étaient contents d’y vivre, et la plupart le sont d’ailleurs toujours. Savez-vous qu’une étude a été faite sur l’origine, l’âge et la profession des habitants du Puiseux, par un institut indépendant de la Mairie, et que cette étude a démontré que dans ces catégories socio-professionnelles par âge, il y avait moins de cancers et de maladies graves au Puiseux que dans la moyenne nationale. Excusez-moi de défendre ce dossier avec passion, mais tout ce que je vous demande c’est de prendre tous les éléments en compte, et de vous faire votre opinion vous même, sans préjugé. Tous les dossiers de la mairie vous sont grands ouverts. C’est seulement après, en toute connaissance de cause, que je vous demanderai à nouveau si vous voulez vous engager à nos côtés sur d’autres dossiers, et défendre par exemple les couleurs de la Ville pour une grande manifestation sportive européenne…
Il posa sa grande main manucurée sur la sienne pendant une fraction de seconde, et Marianne, pour une raison qu’elle ne s’expliqua pas, sentit sa peau se rétracter, comme si elle avait touché quelque chose de visqueux.
–  Ne me répondez pas maintenant, Marianne, prenez le temps de la réflexion. Et pardonnez-moi si je vous ai ennuyé. Parlons d’autre chose. Si vous vous installez ici, j’imagine que vous aurez à cœur de vous trouver une belle maison ? Un des mes conseillers est un excellent architecte et a écrit une remarquable monographie sur les constructions traditionnelles… Il a répertorié les plus jolies demeures à trente kilomètres à la ronde et il serait ravi de vous aider à trouver votre bonheur…
–  Je n’en suis pas encore là, dit Marianne. Et j’ai toujours la maison de mes parents, rue de la Commune.
–  Ah… Un quartier en pleine rénovation… Bien sûr…
Une fois de plus elle le prenait à contrepied.
Le quartier ouvrier est en train de disparaître, je sais. C’est le quartier de mon enfance. Je n’ai rien oublié de mes origines, Monsieur le Maire, et pour tout vous dire j’en suis fière.

 

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