DAJMA | Chapitre 56 – La Cité des secrets
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Chapitre 56 – La Cité des secrets

Vous avez constaté qu’aucun obstacle ne peut vraiment m’arrêter

Quand l’atmosphère de sa chambre changea subtilement, sans qu’elle pût dire de quelle façon, Pauline sut qu’il était là. Cette fois, grâce au café, elle ne s’était pas endormie. Son chat, posté sur le fauteuil face à elle, avait depuis longtemps fermé les yeux, mais il les rouvrit soudain, et fixa un point derrière elle.
Il était onze heures et demie.
–  Où avez-vous appris à entrer aussi silencieusement dans une maison ? murmura-t-elle.
–  Cela fait partie de mon passé, répondit-il. Chaque chose en son temps.
–  Vous allez me parler de votre histoire d’amour avec Leona ?
–  Vous ai-je dit que Leona était une pasionaria ?
–  Non, dit-elle, juste qu’elle avait été appelée ainsi par ses parents en souvenir de Léon Trotsky.
–  Eh oui. Non seulement elle avait hérité de son nom, mais aussi, de ses opinions. Leona était une révolutionnaire. Elle croyait à un monde futur idéal, le paradis sur terre des marxistes, et si j’y avais cru moi aussi, elle serait peut-être encore vivante, ou je serais mort avec elle, ce qui aurait sans doute mieux valu pour moi.
–  Elle n’est pas arrivée à vous convaincre.
–  Non, dit-il doucement. J’étais probablement trop bête. Je n’avais aucune éducation politique. Mon père… Enfin ma famille était assez… fruste, pour ne pas dire pire. Ils venaient d’un village dans les profondeurs de la campagne polonaise, comme je vous l’ai dit…
–  Que faisait votre père ?
–  Il était agriculteur. Ouvrier agricole. Et à la mort de ma mère, il a arrêté l’agriculture et il est devenu ouvrier tout court dans une usine de papier.
–  D’où votre changement d’école.
–  Exactement.
–  Je ne peux vraiment pas me retourner pour vous parler ?
–  Non, dit-il. Pour votre propre sécurité.
–  Et si je vous promettais de ne jamais vous trahir ?
–  Non. Vous ne le croyez peut-être pas, mais je vous protège vraiment en vous empêchant de me reconnaître.
–  Vous voulez dire qu’ainsi je ne pourrai pas être considérée comme complice de vos… méfaits éventuels ?
–  Exactement. Techniquement, vous êtes sous ma contrainte, vous êtes ma prisonnière, mon otage si vous préférez. Une victime.
–  Les flics pourraient me demander un jour qu’est-ce qui m’empêchait de vous dénoncer une fois que vous étiez parti ?
–  Vous avez pu constater qu’aucun obstacle ne peut vraiment m’arrêter. Vous craignez, si vous me dénoncez, que je vous le fasse payer très cher, demain ou dans dix ans.
–  Vu comme ça, dit-elle, d’accord. Vous avez réponse à tout.
–  Je reprends : Leona essaya de faire mon éducation politique, mais c’était peine perdue. J’étais amoureux, mais j’étais aussi machiste et stupide. Je n’avais pas envie qu’une fille de mon âge me dise comment je devais penser, et je me souviens que je regardais les livres qu’elle lisait avec du ressentiment, car le temps qu’elle passait avec eux, elle ne le passait pas avec moi.
–  A partir de quel âge avez-vous commencé à flirter ?
–  A partir de douze ans, nous nous embrassions… Mais nous n’avons pas été véritablement unis par l’acte amoureux avant dix-sept. « L’acte amoureux ? » répéta en silence Pauline.
– …Si son père l’avait su, tout trotskyste qu’il était, il l’aurait battue comme plâtre, et moi il m’aurait peut-être tué, en bon hidalgo… Mais je n’étais pas jaloux que de ses livres. A seize ans, Leona a adhéré à un groupuscule de jeunes révolutionnaires, et elle s’est mise à militer comme une forcenée… Malgré notre attachement, elle m’en voulait beaucoup de ne pas la suivre dans cette voie, et nous nous sommes un peu moins vus, même si nous continuions à nous fréquenter… Ma jalousie ne connaissait plus de bornes. D’autant qu’elle était une des seules filles du groupe. Il n’y avait pratiquement que des garçons, et les rares fois où je les ai vus ensemble, le sens de leurs conversations, de leurs discussions politiques… m’échappait complètement. J’étais certain qu’ils employaient ces mots pour m’enfoncer un peu plus dans mon ignorance et ma crasse… Il y avait un garçon, le plus âgé, qui avait essayé de discuter avec moi, mais je m’étais fermé. J’étais si jaloux et envieux de la complicité de Leona avec eux que je refusais toute ouverture, toute tentative de fraternisation. Je leur posais un problème, car contrairement à eux j’étais un véritable fils de prolétaire, et j’étais complètement réfractaire à leur idéologie. Voilà pour le contexte… Bientôt je vous expliquerai la raison de ce long préambule. Vous pouvez dormir, maintenant.

 

J’aimerais vous faire confiance

La lettre avait été glissée sous la porte de Charlène Fox. Elle la trouva en sortant.
C’était une page de bloc note Rhodia de format intermédiaire, pliée en deux. Elle supposa qu’il s’agissait du mot d’une voisine, ou d’un ami qui n’avait pas osé la réveiller. Mais cette supposition céda la place à la perplexité aussitôt qu’elle eut déplié le morceau de papier.
L’écriture était large, irrégulière et féminine. Elle était tracée au crayon à papier.
« J’affirme que mon beau-frêre Samuel, le maire actuel de la ville, a effectué entre les années 99 et 2006 à ma connaissance, mais peut-étre l’a-t-il fait également avant et aprés, des transferts de fonds à l’étranger sur plusieurs comptes bancaires qu’il possède, en Suisse, au Luxembourg, et aussi je crois dans les îles anglo-normandes de Jersey et Guernesey.
Je ne connais pas les sommes exactes de ces transfèrts, mais ils se montaient chaque fois à plusieurs millions de francs, puis à plusieurs centaines de milliers d’euros, quand la monnaie a changé.
Je sais qu’il a transfêré des fonds non seulement en espèces, mais aussi par des virements de compte à compte, depuis des filiales du Groupe Dolf, et en direction de soit disant filiales étrangères qui n’étaient en fait que des boîtes à lettres. L’argent passait d’aprés ce que j’ai compris directement de ces boites à lettre à des établissements bancaires étrangers.
A plusieurs reprises, au début, je l’ai accompagné dans ces voyages. Il me l’avait demandé car ainsi ses déplacements, sous couvert de tourisme, étaient moins suspects.
A l’époque, Samuel Dolf était mon amant, et il me disait que c’était la seule maniêre de protèger le patrimoine de sa famille dans un pays inéluctablement voué au socialisme et à la spoliation systématique des héritages par l’êtat.
Je ne le juge pas. Bien que je me rende compte évidemment que ces transferts clandestins étaient illégaux et d’une certaine manière, immoraux. Muriel Dolf née Corbier. »
Charlène se rendit compte qu’elle était restée accroupie pour lire ce texte stupéfiant. Elle se redressa, les cuisses ankylosées, et alla poser la feuille de papier sur la table de la cuisine. Elle prit sur son bureau une chemise transparente et revint pour y glisser la feuille en minimisant au maximum les contacts avec ses doigts. Elle photographia ensuite la feuille recto-verso, et chercha à joindre Muriel Dolf.
Elle connaissait le numéro fixe de la maison de Philippe Dolf. On décrocha au bout de dix sonneries.
–  Bonjour, dit Charlène. Je m’appelle Charlène Fox, et j’aimerais parler à Madame Muriel Dolf.
–  Elle n’est pas là, répondit une voix d’homme fatiguée. Je lui dirai que vous avez appelé.
– Il n’y a pas un téléphone où je pourrais la joindre ? insista Charlène. Nous avions rendez-vous tout à l’heure et je risque d’avoir un empêchement.
L’homme émit un rire bref.
–  Ne vous en faites pas pour ça, dit-il, elle est partie en vacances.
–  Vous êtes Philippe Dolf ?
Il y eut un petit silence à l’autre bout du fil.
–  En effet, je suis son mari.
–  Si je peux me permettre… Votre femme était déjà absente à l’enterrement de votre cousin, Paul Dolf. Cela signifie-t-il qu’elle était déjà partie en vacance ?
–  Tout à fait, dit-il. Maintenant, si vous permettez…
–  Je peux vous demander quand elle revient de vacances ?
–  Elle n’a pas fixé de date.
–  Bien, merci, pardon de vous voir importuné. Au revoir.
–  Une seconde ! Mademoiselle Fox… Pourriez-vous me dire quel était l’objet de votre rendez-vous ?
–  Désolé, secret professionnel, dit-elle. Au revoir Monsieur.
Elle raccrocha. Il ne savait même pas quand sa femme devait rentrer… Cette histoire de vacances sonnait faux.
Elle scotcha la chemise en plastique contenant la lettre sous un de ses tiroirs, sans savoir très bien à quoi rimait ce luxe de précautions. Mais tout ce qui touchait aux Dolf pouvait se révéler brûlant, surtout ces jours ci.
Ce qu’il lui fallait à présent, c’était un moyen d’authentifier la lettre. L’idéal aurait été un échantillon de l’écriture de Muriel. Elle avait mal manœuvré. Vingt minutes plus tard, elle se trouvait devant le portail de la propriété de Philippe et Muriel Dolf.
Elle descendit de voiture et sonna à l’interphone.
–  Charlène Fox, dit-elle. Est-ce que je pourrais vous parler ?
–  Euh oui… Je vous ouvre.
Le portail coulissa électriquement sur ses rails et Charlène enfila la longue allée qui menait au petit manoir. Les arbres bien taillés, les lointaines terrasses de fruitiers… A moins de gagner au loto – ce qui risquait peu d’arriver, car elle ne jouait pas – jamais elle n’aurait le centième de la fortune nécessaire pour acheter – et entretenir un tel parc.
Le bâtiment blanc à deux tourelles et douze fenêtres sur deux étages était en parfait accord avec le parc. Charlène se gara devant le perron et la porte s’ouvrit avant même qu’elle ait sonné.
L’homme qui lui faisait face était légèrement plus petit qu’elle avec ses talons. Un visage doux, un peu mou, des cheveux bruns qui se raréfiaient au sommet du crâne, des cernes violets sous les yeux, des yeux d’un bleu si sombre qu’ils en paraissait presque noirs. L’impression qui se dégageait de lui était une profonde tristesse, et une lassitude plus grande encore. Pourtant, il lui sourit avec une certaine gentillesse.
–  Mademoiselle Fox ? Je pensais que nous nous étions tout dit. Je ne sais vraiment pas quand ma femme rentre.
–  Désolée de vous déranger, mais après tout, je me suis dit qu’il n’y avait aucune raison de ne pas vous communiquer le motif de mon rendez- vous avec elle… Elle m’avait invité à venir chez elle pour me parler d’un projet personnel. Elle voulait savoir si elle pouvait créer une rubrique sur mon blog, dans laquelle elle parlerait de sujets qui lui tenaient à cœur.
Muriel voulait tenir une rubrique sur un blog… ? Première nouvelle, dit-il. Au fait, vous voulez entrer ?

 

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