DAJMA | Chapitre 55 – La Cité des secrets
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Chapitre 55 – La Cité des secrets

Le pire des mensonges

Philippe ne vit pas la nuit tomber. Il était perdu dans ses réflexions. Et ses souvenirs. Comment était-il tombé amoureux de Muriel ? Ce n’était pas le genre de fille vers qui il serait naturellement allé quand il était jeune. Sa beauté, son assurance, son ironie l’impressionnaient, il se sentait trop peu sûr de lui devant elle, trop insuffisant.
C’est elle qui l’avait remarqué… C’est elle qui était venue vers lui. Et lui-même n’y aurait pas cru si Samuel n’était venu d’abord le lui dire, ensuite l’encourager… Samuel, l’idole des filles, le tombeur, était venu lui dire que Muriel était attirée par lui, Philippe ! Et il ne s’était posé aucune question ! Comment peut-on être aussi stupide !
A l’époque, il avait d’abord pris cet engouement étonnant de Muriel pour un malentendu, elle voyait en lui des qualités qu’il était incapable de percevoir lui-même, et puis, le jour où ils avaient fait l’amour la première fois, il crut à un miracle. C’était au cours d’une fête, en début d’été… Elle l’avait pris par la main et entraîné vers le fond du parc. Elle avait commencé à le caresser puis s’était accroupie devant lui et l’avait sucé, avant de le tirer au sol et de le chevaucher comme une furie… Elle lui dit ensuite que jamais un homme ne l’avait autant excitée… Il tomba aussitôt fou d’elle. Quelle pitié.
Pourquoi Samuel l’avait-il jetée dans ses bras ? C’était étrange, tout de même… Etait-ce un jeu entre eux ? Une façon d’épouser sa maîtresse par procuration ? De la faire entrer dans la famille sans avoir à divorcer ? La certitude pour les deux amants qu’ainsi ils ne seraient jamais loin l’un de l’autre ? La garantie de continuer à la voir et à coucher avec elle à volonté, sachant que son petit frère ne serait jamais un obstacle ?
Il devait reconnaître que Muriel ne s’était jamais refusée à lui. D’une certaine façon, elle avait joué le jeu. Pensait-elle à Samuel à chaque fois qu’ils faisaient l’amour ?
Avait-elle été, aussi peu que ce soit, amoureuse de lui ? Ne fut-ce que quelques jours… Quelques heures… Toutes ces questions… Des interrogations vaines, qui n’avaient plus d’objet. Muriel était partie, peut-être pour toujours. Et lui avait vécu près de vingt ans dans le pire des mensonges. Il se leva et alla chercher son téléphone. Il fit le tour de la maison avant de s’apercevoir qu’il était dans sa poche. Il appela la Mairie, puis le portable de Samuel. Pas de réponse. Il essaya chez Samuel.
C’est Anne, sa femme, qui décrocha.
–  Bonsoir, dit-il. C’est Philippe.
–  Ah, bonsoir Philippe. Si tu veux parler à ton frère…
–  Il est là ?
–  Non.
–  Tant pis, tu feras l’affaire, en attendant que je mette la main sur lui.
–  Pardon ?
Elle ne cacha pas son étonnement. Elle avait peu de contact direct avec ses beaux-frères, à l’exception des réunions et des repas de famille, et Philippe ne l’avait pas habituée à un ton aussi sec et désinvolte.
–  Qu’est-ce qui se passe, Philippe ?
–  Je viens de découvrir à quel point Muriel est une salope. Anne soupira.
–  Si tu penses qu’elle est en train de s’envoyer en l’air quelque part, ce n’est pas impossible. Je n’aime pas dire du mal des absents, mais je dois reconnaître que ce serait assez son genre de nous faire tourner en bourrique pendant qu’elle prend du bon temps.
–  Je ne parlais pas de ça. Je pense qu’elle a vraiment été enlevée, dit Philippe.
–  En tous cas, ça ne serait pas arrivé si elle avait de meilleures fréquentations. Je ne serais pas autrement étonnée d’apprendre quand on la retrouvera que le coupable est un de ses amants de rencontre.
–  Parce que Samuel se comporte mieux qu’elle, tu trouves ? dit Philippe, premier étonné de prendre face à Anne la défense de sa femme.
–  Au moins il y met les formes.
–  Ah, il y met les formes… Avec les stagiaires qu’il baise sur le tapis de son bureau, tu veux dire ?
–  Je t’en prie, Philippe ! J’ai horreur de ce langage, tu le sais bien !
–  Ou alors quand il baise ma femme – sa belle-sœur – depuis bientôt vingt ans ?
Cette fois, Anne resta silencieuse.
–  Tu es toujours là ? dit Philippe.
–  Oui. Je pense que tu te trompes. Samuel n’aime que les femmes jeunes, et excuse-moi, Muriel, toute pimpante qu’elle soit, a passé depuis longtemps la limite d’âge, du moins en ce qui concerne ton frère.
–  Bon, tu as peut-être raison pour ce qui est d’aujourd’hui, mais pour ce qui est du début des années 2000, elle avait à peine trente ans, et je suis formel. J’ai des preuves. Anne resta silencieuse.
–  Tu es toujours là, Anne ?
–  Admettons, dit-elle enfin. Et ?
–  Et rien. J’avais envie de partager cette nouvelle avec quelqu’un, et tu me parais la mieux placée. On était sans doute les deux seuls à l’ignorer en ville. Cette petite erreur est réparée. Au fait… Tu as une idée de la raison pour laquelle il tenait tant à me faire épouser sa maîtresse ?
–  Philippe…
–  C’est vrai que tu as une grosse fortune personnelle, et un nom extrêmement respecté ici… Il ne tenait pas du tout à divorcer, je n’avais pas pensé à ça… Quel con !
–  Tu vas faire quoi ? dit Anne. Un scandale ? En ce moment ?
–  Muriel est hors de portée pour le moment, elle a disparu. Par contre, si Samuel est dans les parages, je vais peut-être le tuer…
–  Tu n’es pas sérieux.
–  Je ne sais pas. Bonne nuit chère belle-sœur.
Il raccrocha.
Anne entendit à cet instant la porte de la maison s’ouvrir.
Elle gagna l’entrée, et vit son mari monter l’escalier d’un pas lourd. Le beau Samuel, qu’elle avait été si fière d’emmener devant l’autel, trente et quelques années plus tôt. Le père de Nicolas, son fils chéri… Le maire triomphalement élu d’une grande ville… Cette loque.
Elle monta derrière lui, le vit entrer dans sa chambre, et s’écrouler sur le lit. Elle regagna le rez-de-chaussée, prit dans un tiroir de la salle à manger la petite clé qui fermait l’armoire aux armes, écarta un des battants et sortit du râtelier le fusil de chasse Beretta que son père avait fait faire à ses mesures, trente-cinq ans plus tôt, pour ses dix-huit ans. Une petite plaque qui portait son prénom et son nom était vissée sur le côté de l’arme. Elle prit deux cartouches de chevrotine, cassa le fusil et glissa les cartouches dans leur logement, referma le fusil d’un coup sec et le glissa au creux de son coude. Anne remonta les marches et se dirigea vers la chambre. Samuel n’avait pas bougé. Elle pointa le double canon superposé contre la nuque de son mari et appuya simultanément sur les deux détentes.
Elle trembla, se secoua et regarda ses mains vides, convulsivement serrées. Samuel ronflait. Jamais elle n’aurait le courage d’accomplir l’acte qu’elle avait un instant fantasmé.

 

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