DAJMA | Chapitre 54 – La Cité des secrets
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Chapitre 54 – La Cité des secrets

« Mes chères concitoyennes… » Suite
Qui ? Quand ? Cette liaison avait-elle commencé deux ans après leur mariage – en ce mois de juin 2000 -, avec ce voyage en Italie, ou bien datait-elle de plus tôt, voire d’avant leur rencontre… Et combien de temps avait-elle duré ? Les lettres paraissaient écrites sur les pages d’un carnet, au stylo à bille. En essayant de faire abstraction des textes et en se focalisant sur l’écriture, il semblait de plus en plus évident à Philippe que la façon dont les lettres et les mots s’enchainaient ne lui était pas étrangère. Il avait le sentiment que cette écriture lui était familière. Où avait-il pu la voir ?
Il tenta de se concentrer, mais rien ne venait. En ce siècle nouveau où l’écriture manuscrite était devenue une rareté, il ne lui était pas souvent arrivé d’avoir à déchiffrer une lettre, un courrier écrit à la main. D’écritures, il ne connaissait que la sienne, celle de Muriel, celle de sa secrétaire éventuellement… Comment celle-ci pouvait-elle lui être familière ? Pourtant, l’impression persistait, se renforçait même…
Il rangea les lettres dans le coffre, referma celui-ci et descendit.
Il se servit un autre whisky et s’assit dans le canapé. Tout ce qu’il avait réussi à trouver, c’était la preuve que Muriel le trompait depuis le début de leur histoire… Quelle tristesse. Quel mauvais mari il avait dû être… Mais pourquoi l’avait-elle épousé ? A cause de son argent ? Muriel avait assez de beauté et de charme pour trouver un mari aussi riche et bien plus reluisant que lui… Non, il fallait qu’il se rende à l’évidence. Elle avait pris sa mesure et s’était décidé, sachant qu’il ne serait pas un obstacle à la poursuite de sa liaison torride avec l’auteur des lettres. Cela voulait dire que son amant n’était pas libre, lui, et qu’elle acceptait cette situation.
Qui était cet homme qui, tout en refusant de l’épouser, avait pu diriger sa vie de façon à ce qu’elle continue d’être toujours disponible pour lui ?
Philippe éprouva soudain un violent sentiment de haine pour cet inconnu, qui avait orienté et dirigé la vie de sa femme et par conséquent la sienne, qui avait sans doute empêché que Muriel lui donne des enfants pour la garder tout à lui et jouer à ses petits jeux pervers. Qui ?
Et soudain, il sut.
Il se leva d’un bond et courut dans son bureau. C’est lui qui avait conçu le rédactionnel de la dernière campagne électorale. C’est lui-même qui avait écrit la première version et effectué la mise en page de la lettre manuscrite tirée à cinquante mille exemplaires : « Mes chères concitoyennes, mes chères concitoyens, Je veux que vous sachiez à quel point compte pour moi notre chère cité… »
Comment n’avait-il pas reconnu immédiatement cette écriture ?
Il prit la lettre et se dirigea dans un état second jusqu’au bureau de Muriel. Ses doigts n’arrivaient pas à appuyer sur les bonnes touches du pavé numérique, comme si une partie de lui-même voulait l’empêcher d’établir le constat.
Il finit pourtant par ouvrir le coffre, saisit une lettre au hasard et compara son écriture à celle envoyée aux « chers concitoyennes et concitoyens ».
Il n’y avait aucun doute. Les deux lettres étaient de la même main. Chère concitoyenne, tout me manque en toi, ta bouche, tes seins, ton cul, ta chatte, ta langue… Il serra le poing, froissant la lettre, et la jeta.
Le maître, l’amant chéri de Muriel, depuis toutes ces années, l’homme dont elle était l’esclave consentante, c’était Samuel, son frère, le Maire. Samuel. M- U-E-L. La combinaison ! C’était les lettres de son nom qu’il partageait avec celui de sa maîtresse.
Nous avons toutes les cartes en main.
Le bureau du Maire était presque aussi vaste que celui de Jean-Claude Dolf, et la vue à peine moins impressionnante.
Samuel était assis dans son fauteuil de cuir au dossier enveloppant, dont la forme jurait avec le reste du mobilier – Louis XV – et tapotait du bout des doigts les accoudoirs moelleux, la mine préoccupée. Il n’avait qu’une envie, se lever et aller au bar dissimulé dans la bibliothèque pour se verser un verre, mais il n’osait pas. Pas encore. Il finit par prendre le portable posé devant lui et tapa le numéro que sa secrétaire lui avait inscrit sur un post it. A l’autre bout de la ligne, on décrocha presque aussitôt.
– Bonsoir Marianne, dit-il, c’est Samuel Dolf. Je ne te dérange pas ?
Ils avaient été à la fac ensemble, mais déjà à l’époque, Marianne militait dans un parti de gauche, et Samuel Dolf flirtait avec l’extrême-droite. Son père était le maire de la Cité, et voyait d’un œil indulgent l’engagement de son cadet. Il faut bien que jeunesse se passe.
– Samuel Dolf, répéta Marianne. Le Maire. Depuis quand nous tutoyons- nous ?
Samuel Dolf ne s’attendait pas à cette rebuffade. Il en perdit presque ses moyens. La chaleur bienfaisante d’un alcool fort, peu importe lequel, lui manqua plus que jamais.
–  Je te rappelle que nous avons été à la fac de droit ensemble, dit-il, sur un ton faussement jovial qui hérissa les poils de Marianne.
–  Je militais au PSU et vous au GUD, si je me souviens bien, dit froidement Marianne.
Le GUD était une association d’étudiants sympathisants du Front National.
– Erreur de jeunesse ! dit Samuel. J’étais stupide, je le reconnais, mais qui ne l’est pas à cet âge ?
Elle garda pour elle la répartie qui lui venait à l’esprit.
–  Que voulez-vous ?
–  Vous exprimer d’abord toute ma peine pour ce qui est arrivé à votre belle-fille Gaëlle. J’ai entendu dire beaucoup de bien d’elle.
–  Par Bruno Walmer ? dit Marianne.
Une fois de plus Samuel se retrouva pris de court. Il n’était pas habitué à ce qu’on se moque de lui.
–  Par lui et par d’autres, réussit-il à dire d’une voix égale. Je tenais aussi à te – à vous dire que j’ai été heureux d’apprendre votre retour dans notre belle cité.
–  Qui vous a dit que j’allais rester ?
–  …Je ne sais pas, c’est peut-être le cœur qui parle, dit-il. Une avocate de votre talent… Je pense que vous avez un rôle important à jouer ici.
–  Ah bon ? dit-elle d’une voix qui trahissait une véritable surprise. A quel titre ?
–  Marianne, les personnes de talent telles que vous sont rares… J’aurais besoin à la mairie de conseillers de votre trempe, capable d’insuffler un air nouveau…
–  Je suis toujours de gauche, et vous êtes toujours à la droite de la droite, si je ne m’abuse.
–  Qui est sectaire ? répondit Samuel sur un ton enjoué. Je respecte les idées d’où qu’elles viennent, pourvu qu’elles soient bonnes. J’écoute volontiers les conseillers de l’opposition, quand ils se montrent constructifs…
–  C’est une très bonne nouvelle, rétorqua Marianne sur le même ton. Il va vous en falloir, de bonnes idées, pour améliorer la vie des habitants de cette ville, à commencer par ceux du Puiseux.
Samuel sentit que ses mâchoires se bloquaient.
–  Bien sûr, réussit-il à dire. Au Puiseux, dans le quartier Montcalm, ou ailleurs. C’est une tâche exaltante. Que diriez vous de déjeuner avec moi la semaine prochaine ?
–  Pourquoi pas. Il faut simplement que je vérifie mon emploi du temps, il risque d’être très chargé.
–  Ma secrétaire vous proposera des dates. Au plaisir de vous revoir.
Samuel raccrocha en se levant et alla se servir un verre.
–  Cette salope travaille avec Walmer, j’en mets ma main à couper, dit-il.
J’en saurai peut-être plus la semaine prochaine.
–  Ça m’étonnerait, dit Jean-Claude.
Samuel se servit deux doigts de vodka et fit glisser l’alcool d’un coup dans son gosier. Il ferma les yeux, le temps de sentir la chaleur bienfaisante lui brûler délicieusement l’œsophage et la poitrine. Il se resservit et but un peu plus lentement.
A l’autre bout de la pièce, du canapé où il était installé, son frère aîné le fixait, goguenard.
–  Ton numéro de charme n’a pas eu l’air de trop bien marcher, dit-il. Grand bien leur fasse, à Walmer et à elle. Mais je suis moins sûr que toi de la pérennité de leur association. Quand les preuves contre Magnus vont commencer à s’accumuler, elle aura peut-être du mal à défendre celui qui a aveuglé sa belle-fille.
–  Et si au contraire les preuves tardent à se manifester ?
–  Magnus est le bon coupable, dit Jean-Claude. Il n’y a aucun doute.
–  Admettons, dit Samuel. Ça ne répond pas au pourquoi. Qu’est-ce que ce marginal en avait à foutre de la coupe d’Europe d’Athlétisme junior ? Et qui sont ses complices ? Et qui a enlevé Muriel ? Encore Magnus ? Putain… Tout ça ne rime à rien !
Il prit la bouteille et se resservit trois doigts de vodka.
– Tu as raison de boire, dit Jean-Claude. In vino veritas. Tu sauras probablement le fin mot de tout ça quand tu auras éclusé ton litre de vodka.
Samuel fixa sur son aîné un regard de pure haine. Jean-Claude se leva et le rejoignit. Il lui arracha le verre des mains au moment où Samuel le portait à sa bouche, et le reposa avec une telle brutalité que le verre du bar se fendit. La vodka éclaboussa les deux hommes.
– Reprends-toi, dit Jean-Claude, les yeux à quelques centimètres de ceux de Samuel. Tu as des responsabilités envers toi, et envers nous. Tu es le maire. Tout le monde te regarde. Ce n’est pas le moment de craquer.
Samuel recula d’un pas, et se passa la main sur le front, hagard. La tête lui tournait. Il revint à son bureau et se laissa tomber dans son fauteuil.
Il ferma les yeux et exhala un profond soupir. C’était Marianne qui l’avait mis dans cet état. Qui était-elle pour oser lui parler sur ce ton ? Son mépris était aussi corrosif qu’un jet d’acide. Dieu qu’il la haïssait.
Jean-Claude regardait son frère. Sa colère était retombée, et il réfléchissait. Par précaution, il s’était fait inscrire sur la liste de Samuel, et s’il n’occupait pas de fonction officielle pour le moment à part celle de conseiller, l’adjoint en titre se dessaisirait en sa faveur si Samuel ne pouvait plus exercer ses fonctions, et il pourrait lui succéder jusqu’à la prochaine élection.
Bon sang, il n’avait pas de chance avec ses deux frères: un play-boy alcoolique et un pauvre type qui avait peur de son ombre… Et c’est évidemment en temps de crise que les défauts et les carences de leurs personnalités devenaient insurmontables.
Il sourit à Samuel.
Tu ferais bien de rentrer chez toi, de prendre un cachet et de dormir un peu, dit-il, d’un ton aussi lénifiant que possible. N’oublie pas. Nous avons toutes les cartes en main. Toutes. Rien n’a changé.

 

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