DAJMA | Chapitre 52 – La Cité des secrets
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Chapitre 52 – La Cité des secrets

Bravo pour la mise-en-scène
Marianne était seule chez Gaëlle quand elle vit aux infos régionales le film tourné par le cameraman de Charlène Fox. Elle vit Magnus – mince et mal rasé, avancer sans hésiter vers le commissariat, les flics sortir en masse, l’alpaguer brutalement et rentrer en le portant, Bruno se faire refouler alors qu’il tentait de suivre son client, la caméra se rapprocher de lui pour le voir et l’entendre vitupérer, devant le micro de Charlène tendu bord cadre « Vous voulez dire que vous interdisez à Monsieur Magnus d’être entendu en présence de son avocat ? Savez-vous que c’est un cas d’annulation de procédure ? », la caméra panoter rapidement à nouveau vers l’entrée du commissariat alors qu’apparaissait une femme rousse au regard de chatte en colère dont la voix claquait : « Laissez-le passer ! », et les flics qui faisaient barrage s’écarter rapidement, revenir vers Charlène en gros plan, le regard brillant d’excitation : « Nous venons d’assister à la reddition de Thomas Magnus, soupçonné du double meurtre au café du centre, en compagnie de son avocat, Maître Bruno Walmer, figure bien connue ici, qui a également en charge le dossier des lotissements du Puiseux… »
Bien joué, se dit Marianne, alors que le journaliste de France 3 prenait le relais. Malgré elle, elle se sentait emportée par l’excitation de l’avocat confronté à l’appareil de la Justice et de ses auxiliaires, le complexe de David, comme disait un de ses professeurs préférés à la fac de droit. Seul contre tous. Il n’y avait rien à faire, Magnus avait réussi son entrée. Coupable ou innocent, il faisait figure de victime. Il se rendait de son plein gré – sous- entendu : la police avait été incapable de l’attraper – et sa présumée innocence en paraissait d’autant plus plausible. S’il était innocent, c’était remarquablement mis en scène. S’il était coupable… Il devait avoir de sérieux atouts dans sa manche pour se rendre ainsi, alors que rien ne l’y obligeait. Que lui avait promis Bruno Walmer ?
Elle prit son téléphone, faillit raccrocher, et finit par composer le numéro de Bruno.
Il décrocha tout de suite.
–  Marianne ?
–  Je viens de vous voir aux infos. Bravo pour la mise en scène.
–  Improvisée. Je me suis contenté de prévenir Charlène Fox, qui est dans doute la meilleure – non, la seule vraie journaliste dans cette ville.
–  Comment avez-vous convaincu votre client de se rendre ?
–  J’aimerais vous dire que j’ai trouvé des arguments imparables, mais ce n’est pas le cas. C’est lui qui voulait se rendre. A condition d’être certain de survivre à peu près intact à sa reddition. Il voulait que je l’accompagne au commissariat, il n’a qu’une confiance très limitée dans la police, et malheureusement, je ne peux que partager son avis.
–  Pourtant, la commissaire vous a laissée suivre votre client.
–  Elle ne pouvait pas faire autrement, vous le savez bien, le code de procédure pénale a évolué sur ce point… Mais c’est vrai qu’elle est différente de ses collègues, et que j’ai plutôt confiance en elle. Le problème, c’est qu’elle est seule. Certains flics ici, ont pris de mauvaises habitudes au contact du pouvoir qui règne à la mairie.
–  Bruno, Gaëlle m’a emmenée sur le site de l’ancienne carrière, au dessus du quartier du Puiseux.
–  Je sais, elle me l’a dit.
–  Elle m’a expliqué pas mal de choses… J’aimerais revenir sur mon refus et vous aider sur cette affaire. Est-ce que vous voulez toujours de moi ?
–  Oui.
–  Eh bien… A demain, alors.
–  A demain Marianne.
Marianne raccrocha, soulagée.Il n’avait pas manifesté d’enthousiasme exagéré devant son revirement, mais il n’avait pas hésité non plus à répondre.
C’était la bonne décision qu’elle venait de prendre. Avec Bruno et Gaëlle, elle allait se battre, et se battre pour une cause juste. Elle ne regrettait pas d’être revenue chez elle, et pas seulement à cause de Gaëlle. Elle avait sa place ici. Son portable sonna. Elle regarda l’écran, et vit un numéro qu’elle ne connaissait pas. Elle hésita, puis décrocha.
Pauline prend un double café à dix-sept heures
Sachant par expérience qu’elle se préparait une bonne nuit d’insomnie, Pauline prit un double café à dix-sept heures. Tout valait mieux que de rater une nouvelle fois son rendez-vous nocturne.
Dans sa librairie, elle s’interrogeait sans cesse. Pourquoi elle ? Y avait-il un lien entre le manuscrit et les visites ? Qu’essayait de lui dire le visiteur nocturne en lui racontant ses souvenirs de jeunesse ? Sandra vint lui parler d’un problème de commande, et elle se rendit compte quand la jeune femme eut terminé, qu’elle n’avait pas retenu un seul mot de ce qu’elle venait de lui dire.
Pour se changer les idées, elle commença à ranger les tiroirs de la caisse. Ni elle ni Sandra n’étaient des personnes très ordonnées, et le contenu des tiroirs s’en ressentait. Mélange de carnets partiellement annotés, d’enveloppes, de stylos hors d’usage, de monnaie, de post-its gribouillés et jamais jetés, de trombones, d’enveloppes défraichies, sans compter les programmes de spectacle obsolètes, les tampons, les tickets de pressing oubliés…
Ensuite, elle décida de se consacrer au rayon enfant. Cela faisait des mois qu’elle voulait le mettre à jour, faire un tri des livres qui n’avaient plus la cote, et surtout de ceux qu’elle aimait ou n’aimait pas. Pauline ne se considérait pas une commerçante lambda. Elle tenait à défendre certains livres plus que d’autres, y compris dans les rayons pour les enfants, et ses livres préférés étaient souvent loin d’être des best-sellers, même si elle était bien obligée de tenir compte des réalités économiques.
Mais cette tâche mobilisait pas mal d’attention, et elle se rendit bientôt compte qu’elle n’y arrivait pas. Tout lui paraissait insipide.
Si seulement Romain avait encore été là… Il lui aurait posé plein de questions, elle aurait essayé de lui communiquer son enthousiasme pour certaines œuvres… Son neveu avait terminé son stage, elle l’avait aidé à parachever son rapport et lui avait donné la note maximum – qu’il méritait. Son départ avait laissé un vide et un sentiment de tristesse dont elle n’arrivait pas à se défaire. Heureusement, il était fortement question qu’il revienne passer une partie de l’été avec elle, dans la librairie, à préparer la rentrée.
Quand elle ferma boutique, Sandra était déjà partie depuis une bonne heure. Elle laissa ses piles de livres en plan, et décida de rentrer chez elle.
A cet instant, elle entendit tinter la clochette qui signalait l’ouverture de la porte, et se rappela au même moment qu’elle avait oublié de fermer.
Elle se dirigea vers la caisse et l’entrée, et vit un homme brun d’une petite cinquantaine d’années, de taille moyenne, vêtu assez élégamment, qui regardait les rayonnages autour de lui, l’air incertain.
– Bonsoir Monsieur, dit-elle, j’allais fermer, mais si vous savez ce que vous voulez…
Cet homme avait un aspect familier, comme quelqu’un qu’on a croisé souvent dans d’autres lieux, dans des circonstances différentes, et qu’un nouveau contexte vous empêche de reconnaître.
–  En fait je cherche une livre, dit-il, je ne me rappelle pas du nom de l’auteur, mais ça se passe en Amérique du Nord, au début du siècle… C’est une histoire qui se passe chez les chercheurs d’or, dans le Yukon, je crois.
–  Ça pourrait être Jack London…, tenta Pauline.
–  Ah oui, bien sûr, vous avez raison.
–  Ou James Oliver Curwood. Ce sont les deux grands écrivains américains du début du siècle qui ont écrit sur le grand nord.
–  Il y a une histoire de casino il me semble, avec le héros qui trouve une martingale infaillible grâce à une déformation de la boule que lance le croupier, provoquée par la chaleur.
–  C’est une nouvelle de Jack London, affirma Pauline. Son héros s’appelle Belliou-la-Fumée.
–  C’est ça ! s’exclama l’homme, le visage soudain illuminé. Vous l’avez ?
–  Je vais vérifier, dit-elle.
Sandra aurait allumé l’écran et vérifié l’état des stocks, mais Pauline, elle, préférait fouiller dans ses rayonnages. Dans la « littérature étrangère », elle trouva plusieurs ouvrages de Jack London, mais pas celui qu’elle cherchait. L’homme l’avait suivi et la regardait avec espoir. Sa façon de s’en remettre à elle et d’attendre qu’elle lui trouve ce qu’il cherchait avait un côté enfantin, accentué par la douceur de son visage.
Elle lui sourit.
– Je suis désolée, il va falloir que je le commande. Il fait partie d’un recueil. Vous l’aurez en début de semaine, s’il n’est pas épuisé. Mais je ne crois pas, Jack London est une valeur sûre, il est fréquemment réédité.
Il sourit aussi, mais elle sentit qu’il était très déçu.- Je vous remercie, dit-il.
Elle le raccompagna jusqu’à la caisse.
–  Si vous me donnez votre nom et votre mail, je pourrai vous écrire dès que je l’aurai.
–  Bien sûr. Philippe Dolf.
Philippe Dolf. Bien sûr. Le frère du maire et de Jean-Claude Dolf… C’était probablement dans le journal qu’elle avait vu sa photo. Il avait l’air beaucoup moins sûr de lui que ses deux frères aînés. Et beaucoup plus sympathique.

 

 

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