DAJMA | Chapitre 44 – La Cité des secrets
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Chapitre 44 – La Cité des secrets

Dans ma bande, on ne se laisse pas aller.
Fanny occupait les combles de sa salle de sport, transformés en loft. La vue était spectaculaire, et elle n’avait pas lésiné sur l’aménagement. Tout était blanc ou noir : murs blancs, parquet noir, cuisine blanche, frigo et autres appareils ménagers noirs. Canapés et chaises blanches, table basse et table haute noires. Et ainsi de suite.
Quand Frédéric sonna, elle avait déjà rendossé sa tenue « sportive », après la cérémonie du cimetière : leggins noirs, courte tunique blanche en coton perlé, baskets noires et blanches, les cheveux sagement noués en queue de cheval, et elle avait préparé une tisane qui infusait sur la table basse dans une théière en porcelaine blanche.
– Bon Dieu que j’ai horreur de ça, les enterrements, dit-elle en versant la tisane dans deux bols japonais laqués noirs. Je commençai à cafarder. Merci d’être venu. J’avais besoin de parler avec un pote.
Frédéric s’abstint de souligner qu’elle ne lui avait pas vraiment laissé le choix.
–  Tu étais obligé d’y aller ?
–  Evidemment. Et toi, ton frère ça va ?
–  Comme ça. Il fait mine que tout va bien, mais je le connais. Il a morflé. Il y avait une réunion de psy à l’hosto, j’y suis allé avec lui.
–  Il y avait beaucoup de monde ?
–  Non, on était une douzaine… J’ai rencontré une certaine Valérie, elle était venue pour sa sœur, Estelle… Et puis Gaëlle, une petite avocate qui a perdu la vue…
–  Gaëlle Bouchard. Et l’autre, ça doit être Valérie Ménard, née Daubenton.
La femme du flic Laurent Ménard, celui qui a arrêté le tueur.
–  Tu es sûre?
–  Bien sûr que je suis sûre, dit-elle piquée. Pourquoi ?
–  Parce qu’elle disait que rien ne prouve que Magnus est coupable.
–  Tiens donc. Elle a dit ça ? Elle doit savoir des trucs qu’on ne sait pas. Tu as parlé avec elle ?
–  J’ai essayé, mais elle était beaucoup plus intéressée par Gaëlle Bouchard.
–  Ah bon ? Gaëlle est gay. Tu crois que Valérie… ?
–  Non, pas intéressée dans ce sens là, enfin je ne crois pas.
–  J’ai vu ta maîtresse, dit-elle, avec son gros porc de mari.
–  Aurélie Bouchard n’est pas ma maîtresse. Je couche avec elle parce que tu me l’as demandé, point.
–  Avoue que ça ne t’a pas trop gêné.
–  Elle est accro, mais elle me fatigue. Quand est-ce que je pourrais rompre ?
–  Quand je te le dirai.
–  Qu’est-ce que tu as contre elle ? Fanny prit une inspiration.
–  Rien. Je ne mélange pas le privé et les affaires, tu sais bien.
–  Pas à moi. Je sais que tu ne peux pas la sacquer.
–  Peut-être, mais ça n’a rien à voir.
–  Tu peux me dire ce qui s’est passé entre vous, ça ne changera rien pour moi et je suis une tombe.
–  Oh, après tout… Du temps où j’étais en pension avec elle, Aurélie Bouchard était jalouse de moi et elle m’a accusée de l’avoir volée, après avoir caché des objets qui lui appartenaient dans mon casier. Un grand classique. On m’a virée.
–  Ok… C’est quand même loin tout ça, non ? Qu’est-ce que tu vas faire ? Raconter à son mari nos parties de jambes en l’air ? S’ils divorcent, il sera obligé de lui fournir une énorme prestation compensatoire… Tu parles d’une vengeance. Quel intérêt pour toi ?
–  Tout ce que je te demande, c’est qu’elle soit toujours accro, le reste, ça me regarde.
Elle fixa soudain Frédéric d’un œil critique, se pencha en avant et lui pinça la peau du ventre.
–  Eh ! dit-il en reculant, qu’est-ce qui te prend ?
–  C’est quoi ce bide ? Il faut que tu reprennes l’entraînement, mon petit gars, je n’ai pas besoin d’un pépère avec le ventre en avant. Dans ma bande, on ne se laisse pas aller. Ok ?

Je voudrais te montrer quelque chose.
– Je voudrais te montrer quelque chose, dit Gaëlle à Marianne.
Elle tâtonna sur la table de la cuisine, et prit le trousseau de clés qu’elle avait préparé.
– Ça ne t’ennuie pas de conduire ? Ma voiture est garée au parking. Dans la petite voiture, Gaëlle tendit le doigt vers le pare brise :
– Regarde sur le GPS dans le menu « destinations récentes ». Clique sur « Route de la Justice ».
Marianne obéit et démarra.
Elle jetait de fréquents coups d’œil à sa belle-fille, assise sagement à côté d’elle, les mains posées sur les genoux. Comment pouvait-elle être si sereine ? Marianne savait que Gaëlle était intelligente et déterminée, mais elle ne lui soupçonnait pas une telle force de caractère. Ou alors était-ce une façade ? Non, la jeune femme avait déjà pris la mesure de son handicap, et elle avait décidé qu’elle ne se laisserait pas abattre.
Elles sortirent de la ville et traversèrent une banlieue semi-industrielle avant d’accéder à une demi campagne. La petite voiture emprunta une route qui serpentait vers les hauteurs, passait sous la nationale et débouchait sur les premières maisons aux toits rouges du quartier du Puiseux. La route indiquée remontait vers les hauteurs, et Marianne gravit la côte jusqu’à ce que le GPS la fasse tourner à droite, et prendre un quasi sentier à une voie, la route de la Justice. Des souvenirs d’enfance ressurgissaient à mesure que le paysage déroulait devant elle. La potence destinée aux condamnés à mort roturiers – les nobles étant décapités devant le Palais de Justice – avait était édifiée au bout de ce chemin quelques centaines d’années plus tôt, ce qui lui avait donné son nom.
Le sentier devenait une sente qui s’enfonçait dans un petit bois aux arbres jeunes, mélange de feuillus et d’épineux, une futaie peu entretenue où les troncs s’empêtraient dans des taillis broussailleux. Un paradis pour le gibier, et un cauchemar en cas d’incendie de forêt. Les branches et les fougères fouettaient la carrosserie de la voiture qui avançait cahincaha, presque au pas.
–  Je crois que tu peux bientôt t’arrêter, dit Gaëlle.
–  Il n’y avait pas d’arbres, ici, dans le temps, c’était une carrière, remarqua Marianne.
–  Exactement. Une carrière abandonnée depuis longtemps, mais les arbres ont été plantés il y a une trentaine d’années par dessus la carrière. Tu vois, il n’y a pas de vieux arbres.
Marianne lui jeta un regard surpris. Non, Gaëlle ne voyait pas le paysage, mais elle savait, et elle se souvenait.
Elle ouvrit la portière, et descendit, presque sans tâtonner. Marianne la rejoignit.
– Avançons un peu dans le bois, dit Gaëlle.
Marianne la prit par la main et les deux femmes s’enfoncèrent de quelques dizaines de mètres entre les troncs et les branches qui leur frôlaient les jambes. La jeune femme progressait lentement, mais presque sans hésiter ni trébucher, comme si elle pressentait les obstacles. Elle s’arrêta en tendant la main en avant.
–  Ça devrait être bientôt là, dit-elle.
–  Quoi?
–  La barrière.
Marianne avança encore un peu dans la futaie. Entre les feuilles et les ronces, il lui sembla avoir une illusion d’optique, comme si le taillis avait adopté des formes géométriques. Mais non, ce n’était pas une illusion. Ce qu’elle voyait, dressée devant elle, c’était une grille dont la maille d’acier épaisse était recouverte de plastique vert et marron – aspect camouflage. Elle leva les yeux, puis regarda des deux côtés. Le mur – car c’était un mur, même si on distinguait l’autre côté à travers le tressage des fils – s’élevait à plus de trois mètres cinquante de haut et le grillage était boulonné à des poteaux d’aciers, également peints en marron et vert, espacés de deux mètres. A moins de disposer d’outils, et pas de n’importe quels outils, cette barrière était infranchissable. Pourquoi empêcher les promeneurs d’accéder à une carrière abandonnée ? En approchant encore du grillage, Marianne vit que des fils beaucoup plus fins, recouvert de plastique transparent, s’inséraient entre les mailles. Du courant électrique ? Toute rupture ou tentative d’intrusion devait probablement provoquer une alerte.
– Tous les vingt-cinq mètres, dit Gaëlle, il y a un panneau qui interdit le franchissement de la barrière sous peine de poursuite, et qui évoque le « danger d’éboulements ».
–  Cette grille existe depuis quand, tu le sais ? demanda Marianne.
–  Depuis dix ans, depuis que les gens ont commencé à se poser des questions sur le taux de cancers dans le lotissement du Puiseux.
–  Quel est le rapport ?
–  Il y a eu une enquête et des recherches faites, y compris par des habitants du Puiseux. Et on a découvert que cette carrière désaffectée a sans doute servi – il n’y a pas de preuve formelle, mais de fortes présomptions – de dépôt pour des résidus de l’exploitation minière de l’uranium entre 1960 et 1990. C’est un des milliers de sites clandestins où a été effectué ce genre de dépôts. Les mines d’uranium ont cessé d’être exploitées en France au début des années 2000, et depuis c’est presque comme si ça n’avait jamais existé. Je ne suis pas physicienne, mais je sais que le CRIIRAD, qui est une association 1901 et le seul laboratoire français indépendant à mesurer la radioactivité et à répertorier les sites radioactifs, a décelé ici, et dans les cours d’eau qui descendent de la colline, des traces de sous-produits extrêmement dangereux, comme le radium 226, et le radon, un gaz qui provoque des cancers du poumon si on y est trop longtemps exposé.
Marianne soupira.
– A qui appartient cette carrière ? dit-elle.
La vraie question, c’est à qui appartenait cette carrière quand elle a été transformée en poubelle pour produits radioactifs. Et la réponse est : à mon père.