DAJMA | Chapitre 42 – La Cité des Secrets
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Chapitre 42 – La Cité des Secrets

Cette tache rose sur la colline.
D’où elle se tenait, en haut de la colline, au nord-est de la ville, dans la partie la plus élevée et la plus ancienne du cimetière de la Garde, là où les tombes étaient couvertes de mousse et les dalles ébréchées, les noms effacés ou à peine lisibles, Charlène Fox avait un point de vue général sur la nécropole et ses principales allées, avec en toile de fond, par delà le mur de pierre qui marquait la limite sud du cimetière, par delà la route qui longeait ce mur et la longue file de voitures privées ou officielles d’où étaient descendus les participants à la cérémonie, les premiers bâtiments de la haute ville, les toits inclinés, les aspérités et les rondeurs des principaux monuments, et plus loin, au-delà des limites incertaines de la cité, les premiers contreforts montagneux aux contours à moitié effacés par la brume.
Vue d’ici, la zone d’activité qui s’étendait au nord et à l’ouest était à peine visible – de jour en tous cas, car la nuit, les enseignes, l’éclairage des routes et les affiches lumineuses diffusaient un halo qui concurrençait avantageusement celui des lumières de la ville. Par contre, à l’est, on discernait clairement une étendue rosâtre, constituée si on y regardait de plus près par les toits en tuiles industrielles du lotissement du Puiseux ; le lotissement s’étendait sur la colline éponyme comme une tache aux contours mal définis. C’était une zone essentiellement résidentielle, qui comportait un total de huit cents pavillons occupés par plus de trois mille personnes, hommes, femmes, enfants. Les plus vieilles de ces maisons dataient d’un peu plus de quarante ans. Aujourd’hui encore, on construisait au Puiseux. De façon moins systématique et soutenue, mais en moyenne une demi-douzaine de nouveaux pavillons voyaient le jour chaque année à la périphérie de la zone ou pour remplacer ceux qui étaient trop vétustes. Pour cette population périurbaine, deux écoles primaires avaient été ouvertes au cours des ans, suivies par un collège, et on avait parlé d’ouvrir un lycée qui accueillerait les adolescents du Puiseux, et ceux de toutes les campagnes environnantes. Il y avait aussi un centre commercial, des commerces de proximité, une petite église, un poste de police, une agence pour l’emploi…
Ce lotissement était le premier titre de gloire des Dolf, il leur avait permis grâce à la triple conjonction de la vente des terrains, de la viabilisation et enfin de la construction, d’augmenter notablement leur fortune déjà considérable.
Le seul problème, c’était que des études épidémiologiques indépendantes effectuées depuis dix ans et renouvelées tous les deux ans depuis indiquaient un taux anormalement élevés de maladies graves et en particulier de cancers dans la population du Puiseux, par rapport à la moyenne nationale. Ce taux, rapporté à la pyramide des âges dans cet échantillon plutôt jeune et actif d’employés et d’ouvriers – même si les retraités, comme partout, devenaient de plus en plus nombreux – paraissait encore plus suspect aux statisticiens. En revanche, d’autres statistiques, officielles celles-là car commandées par la Mairie et le Conseil Général, étaient beaucoup plus rassurantes.
Charlène connaissait deux personnes vivant au Puiseux qui avaient été touchées. Un père de famille de son âge, avec qui elle avait été en pension, et un photographe qu’elle avait rencontré trois ans plus tôt pour raison professionnelle, souffraient tous deux d’un cancer du poumon, alors qu’ils n’avaient jamais fumé. Sans rien connaître aux statistiques, elle avait trouvé que cela faisait beaucoup, et avait commencé à se renseigner. Pour découvrir qu’elle n’était pas la seule à s’inquiéter.
Un jeune pharmacien et une professeur d’histoire, tous deux vivant au Puiseux, avaient entamé des recherches sur leur quartier. Et le peu qu’ils avaient pu trouver avait considérablement accru leur inquiétude. Et celles de leurs proches.
Cette tache rose sur la colline, se disait Charlène, est comme une tumeur, le symbole de tout ce qui ne va pas ici.
Beaucoup plus près, en contre-bas, devant le caveau des Dolf dont la grille était ouverte, la famille Dolf au complet s’alignait, silhouettes noires sur fond blanc. Pas tout à fait au complet. Il manquait la jolie brune, la femme de Philippe, le plus jeune des frères Dolf. Charlène nota cette absence, sans y attacher d’importance particulière.
Il n’y avait pas une foule considérable, mais tout de même une bonne partie des notables de la ville étaient là, plus les curieux. La mairie avait fait distribuer des fleurs blanches à l’entrée du cimetière.
Les croque-morts portaient le cercueil de Paul Dolf – la victime allemande était en voie de rapatriement dans son pays – entre le fourgon garé dans l’allée principale et le caveau au pied duquel de grandes couronnes de fleurs étaient posées.
La longue file ponctuée de points blancs qui s’étirait depuis l’allée principale, attendait le signal pour se mettre en branle.
Une cérémonie de bon ton, sans fausse note pour le moment, se dit Charlène. Sophie Heider, la patronne de la police urbaine, et le procureur Eric Sallenave étaient en tête de file. En pointant ses petites jumelles, Charlène remarqua d’autres personnalités, comme Fanny Gillardi, Bruno Walmer, Marianne Bel, Aladin Bouchard et sa femme Aurélie. Marianne n’était pas avec eux, mais plus loin, au milieu d’inconnus.
Les photographes accrédités étaient regroupés plus bas, derrière des barrières métalliques, et les flashes crépitaient déjà.
Charlène soupira et recula, prête à repartir, ne sachant pas très bien pourquoi elle était venue. Il n’y avait rien ici que de prévisible. Elle regarda autour d’elle, cherchant si d’autres observateurs profitaient du point de vue. Un instant, elle se demanda même si le tueur – ce mystérieux Thomas Magnus – observait lui aussi la scène d’une cachette. Cela paraissait peu vraisemblable. S’il n’était pas complètement stupide, il devait déjà être loin. En même temps il n’était pas interdit de rêver. Quel scoop si elle pouvait l’interviewer, comprendre pourquoi il avait tué ces deux hommes et pourquoi le 18 mars…
Elle pointa à nouveau ses jumelles sur les personnalités. Elle aimait bien l’allure de Sophie Heider, sa silhouette fine et droite, sa chevelure rousse flamboyante, seule vraie tache de couleur dans la file. En déplaçant ses jumelles, elle s’attarda aussi sur le profil de Sallenave, et de la femme qui l’accompagnait, une brune aux traits réguliers et à l’allure sévère. Sallenave ne cessait de jeter des regards en direction de Sophie Heider, placée juste devant lui à sa droite, et la brune sévère – sa femme sans doute – paraissait s’en rendre compte. La brune prit possession du bras de Sallenave, celui-ci se retourna vers elle, et Sophie Heider lança un regard, un seul, dans leur direction, avant de s’écarter du couple.
Etait-ce fortuit, ou bien…? Le procureur et la commissaire avaient-ils d’autres activités en commun que la lutte contre le crime ?
Charlène rangea la supputation dans un coin de sa tête, et continua à scruter la petite foule. Fanny Gillardi, la patronne du club de sport – dont certains prétendaient ici qu’elle était une sorte de Madame Claude en herbe et qu’elle connaissait tous les secrets de la ville – remontait petit à petit la file, et s’arrêtait à la hauteur de Bruno Walmer. Elle lui adressait quelques mots, et il hochait la tête en réponse, sans la regarder. Elle, pourtant, continuait à parler, et s’agrippait même à son bras. Etait-elle cliente de l’avocat ? De quelle affaire pouvaient-ils bien discuter ?

 

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