DAJMA | Chapitre 38 – La Cité des Secrets
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Chapitre 38 – La Cité des Secrets

Je suis la fille que tu baises trois fois par semaine sans préservatif !
Agnès Rameau ne serait jamais le genre de maîtresse que le maire Samuel Dolf pourrait emmener au golf ou dans une réunion des maires de France. Mais elle avait d’autres talents. Elle était de taille moyenne, avec un nez retroussé et des yeux de chats, des lèvres pulpeuses et rieuses, et un corps fait de courbes successives et suggestives disposées aux bons endroits. C’était une blonde, une vraie blonde, et le fin duvet qui se hérissait sur ses cuisses à certaines occasions était un objet de contemplation et d’excitation pour Samuel. A trente-trois ans elle en paraissait vingt-cinq. Elle ne fumait pas, ne buvait pas, était végétarienne, courait cinq kilomètres par jour et faisait de la danse. Elle tenait une boutique de « soins de corps et de visage » dans une petite rue, la rue Sainte-Clothilde, qui serpentait entre les deux avenues principales partant de la Place Jeanne d’Arc. Elle habitait au dessus de sa boutique dans un appartement douillet où le rose dominait, mais aujourd’hui, c’était dans sa salle de soin privée, dans le très confortable fauteuil à rallonge réservé aux clients les plus exigeants et adaptable à chaque morphologie, que Samuel Dolf était étendu, en pantalon, pieds nus et bras de chemise. Agnès avait fermé à clé la porte donnant sur la rue pour qu’ils ne soient pas dérangés. Samuel venait deux fois par semaine à l’heure du déjeuner suivre des séances de soins corporels. Les galipettes étaient plutôt réservées aux soirées, quand il n’avait pas d’obligations mondaines et pouvait soit rester chez sa jeune maîtresse, soit l’emmener à quelques kilomètres dans un des relais-châteaux où il avait ses habitudes.
Elle était penchée sur lui dans sa blouse rose immaculée et lui massait les joues et la mâchoire du bout des doigts après les avoir enduites de crème régénérante à la vitamine C et à l’acide hyaluraunique, alors qu’il promenait les siens sur ses cuisses nues. C’était une situation qu’il goûtait avec délice, mais elle prit fin abruptement quand son portable résonna sur la tablette disposée à droite du fauteuil.
Le nom de sa femme – Anne – s’afficha au milieu de l’écran. Il porta l’appareil à son oreille.
–  Oui chérie ?
–  Je te rappelle que tu dois passer me prendre pour la Chapelle Ardente.
–  Ah oui, bien sûr.
–  Tu avais oublié ?
–  Non, bien sûr que non. Je suis en réunion. Je t’envoie la voiture et je te rejoins.
–  Je ne veux pas entrer seule là-bas ! De quoi aurais-je l’air ?
– Ne t’inquiète pas. Tu n’entreras pas seul dans la Chapelle Ardente. Je te rejoins avant. A tout à l’heure, chérie.
Il raccrocha et envoya un sms à son chauffeur, qui attendait un peu plus haut, place des Cordeliers.
–  La Chapelle Ardente ? dit Agnès.
–  Tu sais bien, là où sont entreposés les corps des victimes. On a décidé de leur rendre hommage. La presse est convoquée.
–  Et pourquoi je ne pourrais pas venir, moi aussi, à la Chapelle ardente ?
–  Qu’est-ce que tu y ferais ?
–  Comme vous, je rendrais hommage aux pauvres gars qui se sont fait buter.
–  Ne sois pas ridicule, c’est une cérémonie officielle.
–  Je n’ai pas assez de classe pour ta foutue cérémonie officielle ?
–  Bon Dieu, il ne s’agit pas de ça, Agnès !
Il se redressa.
–  C’est mon travail de maire. Tu crois que ça m’amuse, ces conneries ? Le maire va avec sa femme saluer les dépouilles des victimes. C’est le protocole ! Point. Il n’y va pas avec son esthéticienne !
–  J’emmerde ton protocole ! Je ne suis pas ton esthéticienne, putain, je suis la fille que tu baises trois fois par semaine sans préservatif ! Samuel fit la grimace, il n’aimait pas le tour que prenait la discussion, ni les termes qu’Agnès employait.
–  Agnès…
–  Pourquoi tu ne m’emmènes jamais nulle part ? Tu as honte de moi ?
–  D’abord je t’emmène dans d’excellents hôtels…
–  Ça me fait une belle jambe, on ne sort pas de la chambre !
–  Non je n’ai pas honte de toi, tu es très belle, n’importe lequel de mes amis donnerait tout pour qu’une femme comme toi tombe amoureuse de lui.
Elle recula, et le fixa, se demandant à quel point il se fichait d’elle. Mais il était imperturbable.
–  Tu penses vraiment ce que tu dis ?
–  Bien sûr ma chérie, tu es magnifique.
–  Tu es amoureux de moi ?
–  Oui bien sûr.
Le bien sûr était de trop. Rien ne va de soi en ce qui concerne l’amour, Agnès le savait depuis toujours.
–  Tu ne me trouves pas trop vieille ?
–  Qu’est-ce que tu racontes ?
–  Je sais que c’est ma jeunesse qui t’a plu, mais j’ai beaucoup changé, en trois ans, j’ai même deux ou trois cheveux blancs.
–  Ne dis pas de bêtise, Agnès. Tu es belle comme le jour. Tu es belle comme un rêve de pierre.
–  Un rêve de pierre ? Tu te fous de moi?
–  Bien sûr que non. Une pierre inaltérable, genre marbre, ou albâtre.
–  Genre marbre ? Genre frigide, c’est ça que tu veux dire ?
–  Arrête. Je te revois tout-à-l’heure ?
Elle fit la moue.
–  Je serai peut-être occupée.
–  Allez… Après la Chapelle Ardente, je t’emmène au château de la Garde, on n’y est pas encore allé et ils viennent de changer de chef. Un type venu de Paris. Spécialisé dans les desserts. Mais des desserts qui ne font pas grossir, paraît-il. Ça te dit ?
–  Et ta femme, elle va en penser quoi ?
–  Que j’ai une réunion tardive à la Mairie, comme d’habitude. Si tu veux, on passera la nuit là-bas.
–  Et elle ne va rien remarquer ?
–  Elle prend des tonnes de somnifères, ces temps-ci.
Elle se détourna, malgré tout satisfaite de cette petite victoire, et rangea deux flacons de produits dans l’armoire vitrée. En refermant l’armoire, elle saisit le reflet de Samuel, en train d’enfiler ses chaussures et sa veste.
Un instant, elle eut le sentiment qu’il avait troqué son visage contre celui d’un mort, avec les yeux profondément enfoncés dans les orbites, le teint parcheminé, la peau affaissée et tirée, collant aux dents, transformant la bouche en rictus. Elle se sentit presque mal et se tourna vers lui d’un élan. Non, il avait l’air fatigué et il buvait trop, ses yeux étaient un peu injectés de sang, mais il était encore bel homme, et les soins qu’elle venait de lui prodiguer lui avaient fait du bien. Alors d’où était venue cette vision perturbante ? De l’éclairage ? De la qualité du miroir ?
–  Pourquoi me regardes-tu comme ça ? dit-il en lui prenant le menton dans les mains. Tu m’en veux encore ?
–  Non…
–  Ah, tant mieux.
Il sortit en lui donnant au passage une claque sur les fesses. C’était Kramer qui lui avait présenté la jeune femme, et il ne le regrettait pas, même si elle se montrait de plus en plus insolente ces derniers temps. Mais comme disait la publicité, elle le valait bien.
Agnès ferma les yeux et s’assit dans le fauteuil, rassemblant ses esprits. Elle ne se sentait pas dans son assiette. A deux reprises dans sa vie, elle avait vu sur le visage de personnes qu’elle connaissait ce masque mortuaire. Sur le visage de la mère d’une copine, emportée par un cancer du sein un an plus tard. Sur celui d’un ami de son père, disparu sans laisser de trace trois mois après sa vision… On avait parlé d’accident possible au cours d’une randonnée solitaire, et même de suicide, ou de changement de vie… Elle était certaine qu’il était mort. Elle ne pensait pas avoir de pouvoirs psychiques particuliers, mais elle faisait confiance à son intuition. Elle avait perçu quelque chose chez son amant. Quelque chose qui existait… Maladie physique… psychique… C’était la première fois quelle assistait au phénomène chez quelqu’un qui la touchait d’aussi près. Même si un abîme les séparait, même si jamais ils ne pourraient faire leur vie ensemble, c’était son amant… Et il était marqué. Cela ne faisait pour elle aucun doute.

 

 

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