DAJMA | Chapitre 37 – La Cité des Secrets
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Chapitre 37 – La Cité des Secrets

Il y a plus d’une façon d’étrangler un poulet
L’invitation de Jean-Claude Dolf avait beaucoup surpris Charlène.
Dans le passé, elle avait à deux reprises postulé au Journal du Centre – propriété du groupe Dolf – mais sa candidature n’avait pas été retenue.
Une secrétaire avait appelé Charlène sur son portable la veille au soir.
– Monsieur Dolf aimerait beaucoup vous rencontrer au siège de son journal. Est-ce que dix heures demain matin vous conviendrait ?
Elle avait évidemment accepté. D’abord parce qu’ici personne ne pouvait se permettre de refuser l’invitation d’un Dolf. Et puis, parce qu’elle était dévorée de curiosité, et que son métier consistait à tout tenter pour satisfaire sa curiosité.
Il n’y avait qu’une raison possible à cette invitation-convocation.
Dans les actualités de son Blog, elle avait publié un court article faisant allusion à la coïncidence des deux 18 mars, se demandant juste si c’était le hasard pur ou s’il y avait un rapport entre les deux drames. Elle espérait bien une réaction, mais la promptitude avec laquelle le grand patron du groupe avait réagi l’avait toutefois surprise.
Le journal était situé dans la zone d’activité, hors de la ville. En achetant les murs en même temps que le journal, les Dolf avaient préféré transformer l’immeuble qu’il occupait depuis les années 1890 dans le centre-ville, en appartements, bureaux, et restaurant, de meilleur rapport.
Le bâtiment de trois étages en verre et béton qui abritait aujourd’hui la rédaction n’avait aucune personnalité. Il aurait aussi bien pu abriter des bureaux de l’URSSAF ou une société de vente par correspondance. Les trois étages étaient décloisonnés, à l’exception de pièces séparées par des vitres munies de stores, à l’extrémité de chacun, qui faisaient office de salles de réunion. Le bureau du rédacteur en chef était au dernier étage, au bout de la grande salle consacrée aux rubriques « société », « étranger », et « France ». Il n’y avait pas d’autre bureau directorial. Le directeur était Jean-Claude Dolf lui-même, et ce qui était important ne se réglait pas ici, mais chez lui, dans son bureau de la place Jeanne d’Arc.
Le journal était imprimé dans une autre partie de la ZAC, grâce à la magie du réseau numérique.
Jean-Claude Dolf faisait le déplacement depuis la place Jeanne d’Arc une fois par semaine. Il était bon de montrer périodiquement au tout-venant le visage du pouvoir.
Charlène avait décidé de jouer le grand jeu, elle s’était maquillée et habillée avec une recherche dont elle n’était pas coutumière. Dolf avait la réputation d’aimer les jolies femmes.
Elle n’attendit que quelques secondes dans le grand hall du rez-de-chaussée avant qu’une hôtesse en talons et tailleur marine la fasse monter dans l’ascenseur et l’accompagne jusqu’au bureau du rédacteur en chef Rémy Besogneux.
L’hôtesse introduisit Charlène et attendit quelques instants sur le seuil, alors que Dolf, le teint jaune et son épaisse chevelure grise en bataille, chemise blanche empesée et costume trois-pièces bleu sombre rayé de noir, se levait et serrait longuement la main de Charlène par dessus le bureau en lui adressant un sourire qui découvrait une dentition de jeune premier. Besogneux, un long bonhomme chauve à la tête ronde et au collier de barbe bien taillé, était là, debout, planté à côté du fauteuil occupé par son patron. Son veston était accroché à une patère et il portait une chemise crême à fines raies, une cravate club et des boutons de manchette dorés.
Il se contenta d’incliner la tête avec un sourire plaqué.
– Je vous en prie, asseyez-vous, chère consœur, dit Dolf en reposant les fesses dans le fauteuil.
Charlène choisit le siège de gauche, à l’assise métallique minimaliste et attendit. Consœur ? Ce vieux salopard se prenait-il pour un journaliste ? Et il pensait vraiment qu’elle était assez conne pour se sentir flattée parce qu’il faisait semblant de la traiter d’égal à égale ?
–  Voulez-vous quelque chose à boire ? Un café ?
–  Non merci.
–  Bien, très bien…
Jean-Claude Dolf ne s’attendait pas à se trouver face à une jeune femme apparemment si mature et maîtresse d’elle-même. Il adapta son discours en fonction de cette nouvelle donne.
– Je tenais depuis longtemps à vous rencontrer pour vous féliciter de la qualité de votre blog…
Charlène inclina brièvement la tête en signe de remerciement. Tout cela n’était que de la poudre aux yeux. Où voulait-il en venir ? Elle avait des soupçons, encore fallait-il être sûre.
– Très franchement, ce medium n’est pas de ma génération, mais mes collaborateurs – il se tourna fugitivement vers Besogneux – m’ont gentiment fait comprendre qu’il fallait compter avec ce nouveau mode de communication. En phase avec la jeunesse.
Besogneux hocha la tête pour montrer que son patron n’inventait rien. Il avait vraiment pris son avis.
– Et tous sont unanimes pour souligner votre talent. Nouvel hochement de tête de Besogneux.
–  Votre dernier papier… Si bien sûr ce terme ne vous paraît pas anachronique… Votre dernier papier donc m’a impressionné. Malgré votre jeunesse, vous êtes la seule à avoir remarqué la coïncidence entre le drame du 18 mars et la date anniversaire d’un des plus tristes événements qui aient jamais endeuillé notre ville…
–  Merci, dit Charlène, mais ce n’était pas sorcier. Il m’a suffi de faire quelques recherches. Est-ce que je peux profiter de notre rencontre, ajouta-t-elle avec son sourire le plus charmant, pour vous demander si vous vous souvenez de cette tragédie… ?
–  Bien sûr que je m’en souviens. J’avais à peine plus de vingt ans… J’étais étudiant en droit. Je me souviens aussi du sentiment de perte et de tristesse qui nous a tous saisis… Six jeunes gens, dont une jeune fille. Le frère aîné de Bruno Walmer. C’était terrible. Vous devriez lui parler.
–  Je l’ai fait.
–  Ah.
–  Par contre, les autres proches des victimes ont apparemment déménagé, ou disparu…
–  C’était il y a près de quarante ans, il va vous être difficile de trouver des témoins ou des parents qui ont gardé intact le souvenir des faits… Le monde a tellement changé depuis. Les années 70, c’était une autre époque. Mais à mon tour de vous demander quelque chose, Mademoiselle. Pensez-vous qu’il peut y avoir un lien entre ces deux affaires ?
–  Je ne sais pas. Mais je considère que c’est mon travail de me poser ces questions.
–  Et je vous en félicite. Que penseriez-vous si je vous commandais une enquête, avec tout le temps et les moyens nécessaires pour la mener, sur ce sujet, ou même une enquête plus vaste, qui montrerait comment la ville a évolué et s’est transformée en quarante ans…
–  Une enquête que je pourrais également publier sur mon site, bien sûr.
–  Bien sûr. Ce qui m’amène à ma seconde proposition. Accepteriez-vous que mon groupe devienne partie prenante de votre site, et vous aide à le développer pour en faire une plate-forme incontournable…
–  Je suis très flattée de votre intérêt. Pourquoi pas ? A quelles conditions ? Vous vous contenteriez d’une participation minoritaire ou vous voudriez 51 pour cent des parts ?
Le sourire de Dolf se rétrécit. Il ne pensait pas que la discussion prendrait un tour si concret et si vite. Et il n’avait pas envie que Besogneux assiste à ce qui était en train de devenir une négociation entre lui et cette jeune arrogante.
– La politique de notre groupe est de ne jamais prendre de participation minoritaire, mais nous vous laisserions évidemment le plein choix de votre politique éditoriale.
–  Il y a plus d’une façon d’étrangler un poulet, dit Charlène.
–  Pardon ?
–  C’est un proverbe turc, ou vietnamien, je ne sais plus très bien. Qu’est-ce qui se passe si je veux publier un article qui ne vous convient pas ? Si vous contrôlez 51% de mon blog, vous contrôlez la politique éditoriale. C’est comme ça et pas autrement. Ou alors je ne vois pas très bien à quoi vous servirait de prendre une participation majoritaire.
–  Mais à gagner de l’argent et à vous en faire gagner, tout simplement.
–  En prenant toutes les décisions qui comptent. Si par exemple, je ne veux pas de tel ou tel annonceur publicitaire, comment réagissez-vous ? Cette fois, Jean-Claude Dolf n’avait pas de réponse prête. Celle qui lui venait immédiatement en tête, c’était « on te vire, petite conne », mais ce n’était ni le lieu ni le moment de se laisser aller à ses penchants naturels.
Il tenta un sourire paternel, mais il n’était pas rompu à cet exercice, et Charlène sentit que son puissant interlocuteur s’efforçait de cacher son irritation.
–  Je ne peux qu’admirer votre détermination qui est à la hauteur de votre talent, dit-il. Je peux vous assurer que vous ne regretterez pas une association avec moi. Je vous demande instamment d’y réfléchir.
–  Je vais y réfléchir.
Elle se leva, et il se leva à son tour, la main tendue.
–  Merci d’avoir bien voulu venir jusqu’ici.
–  Vos anciens bureaux étaient plus beaux, dit-elle. Et ça devait être agréable pour les journalistes d’y travailler. Dommage que vous ayez déménagé. Mais je suppose que venir vous installer ici et mettre les bureaux de l’ancien l’immeuble en location a du être une opération intéressante financièrement.
Dolf commençait à en avoir sérieusement marre, mais son visage de joueur de poker ne manifesta aucun sentiment particulier.
– A bientôt, Mademoiselle Fox, dit-il. Cette rencontre a été un grand plaisir pour moi.
Il n’y avait pas d’hôtesse pour raccompagner Charlène, mais elle trouva son chemin sans difficulté, sous les regards intéressés ou indifférents des quelques employés – pouvait-on parler de journalistes pour ceux qui travaillaient ici ? – présents.
–  Elle va refuser, dit Dolf, dès que la porte fut refermée.
–  Oui, dit Besogneux.
–  Cette conne ne va pas m’emmerder longtemps. On va créer un blog concurrent avec dix fois plus d’infos, des jeux, des concours, et on va couler le sien. Vous vous en occupez.
–  Bien monsieur.
Besogneux ne paraissait pas convaincu. Il savait que créer un blog qui fonctionne n’est pas une mince affaire, qu’il fallait du talent, et pas mal de chance, et que quoi qu’il en soit, ça ne marcherait pas du jour au lendemain. Il fallait être dans l’air du temps, et il ne voyait personne au journal capable de rivaliser avec Charlène sur ce terrain. Surtout dans un délai acceptable pour son patron. Non, Charlène avait encore de beaux jours devant elle. Et lui, de sombres perspectives.
Mais pourquoi son patron tenait-il tant à ce qu’elle ne s’occupe pas de ce foutu 18 mars ? Et qu’est-ce qui s’était passé en 1978 ?
Il fit mentalement une note à sa secrétaire pour qu’elle se renseigne dans les archives du journal.

 

 

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