DAJMA | Chapitre 35 – La Cité des Secrets
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Chapitre 35 – La Cité des Secrets

Ils étaient liés par ce secret de famille.
Bruno sortit de son frigo le plat que lui avait préparé sa cuisinière et le mit au four, sous le regard de Marianne. Elle faisait tourner dans sa main un grand verre de Bordeaux blanc dans lequel il avait rajouté à sa demande un glaçon. C’était une hérésie, mais Marianne avait pris goût au glaçon dans le vin, au cours d’un séjour en Californie, quelques années plus tôt.
– Des lasagnes végétariennes, dit-il, j’espère que cela vous convient. C’est Marie qui me les prépare, avec des légumes de son potager.
La maison de Bruno était à l’image de son propriétaire. Secrète, s’il avait fallu résumer son essence d’un mot. Dans la même banlieue résidentielle que celle de Philippe Dolf et de sa femme. Une fois entré dans le parc – qu’il avait nommé modestement «le jardin», on la devinait à peine, cachée derrière des arbres centenaires, au fond d’une allée étroite. Elle était construite en forme de T, avec deux niveaux et un grand toit qui descendait très bas. Les chambres et les pièces privées étaient situées dans la barre verticale du T, à l’arrière, et à l’étage. Quand on se trouvait dans la vaste cuisine qui occupait le côté gauche de la maison, ou dans les deux salons qui se suivaient au rez-de-chaussée, il n’y avait pas d’accès évident à l’arrière de la maison ou à l’étage. Bruno savait protéger son intimité.
–  C’est votre maison de famille, ou vous l’avez achetée ? lui demanda Marianne.
–  Mon grand-père l’a construite dans les années trente sur un terrain qui lui appartenait. Il a fait appel à un architecte réputé, qui était la coqueluche de la région et qui a construit une grande partie des maisons alentour, chacune dans un style différent. Celle-ci est une « maison des collines », comme il les appelait, un compromis entre le style alpin et le style basque… Normalement, mon frère et moi aurions dû en hériter ensemble à la mort de mes parents, mais mon frère est mort quand j’étais encore enfant. J’ai un peu modernisé l’intérieur, réparé les toitures et la plomberie, mais je n’ai rien modifié d’essentiel. Si vous voulez, je vous ferai faire le tour du propriétaire après dîner.
Il disposa deux assiettes en porcelaine ancienne et des couverts Vieux Paris à l’angle de la grande table à l’épais plateau de hêtre qui occupait le milieu de la cuisine, puis alla chercher au cellier une bouteille de Bourgogne rouge.
–  Si c’est pour moi, je préfère rester au blanc, dit Marianne.
–  Juste une goutte, pour accompagner les lasagnes, dit-il en ôtant le bouchon et en versant le vin d’une main experte.
– Je crois que votre père a connu mes parents, dit Marianne. En tous cas ma mère. Elle travaillait dans l’imprimerie de votre père.
– Je sais, je m’en souviens. Mais je n’étais pas certain que vous le saviez… Vous étiez encore petite.
– Elle est partie quand votre père a vendu.
– Oui. Les trois-quarts du personnel ont été licenciés par le nouveau patron, en 72, avant la faillite définitive et le rachat par un groupe hollandais. Je me souviens que mon frère et mon père s’engueulaient violemment à ce sujet… Mon frère, qui était d’extrême gauche, reprochait cette vente à mon père, et mon père a d’ailleurs fait une dépression, ensuite.
– Votre père n’avait pas de quoi avoir honte. Il a distribué la moitié du produit de la vente de son entreprise aux employés.
– Je sais. C’était un honnête homme, même s’il était aussi un très mauvais gestionnaire. C’est drôle que vous vous souveniez de ça, vous étiez pourtant beaucoup trop jeune…
– Je l’ai su plus tard. Ma mère me le donnait en exemple, même si elle- même a refusé qu’il l’indemnise.
– Elle a refusé ? Pourquoi ?
– Parce que… Par orgueil. Ma mère était une orgueilleuse.
– Elle aurait dû accepter.
– Non, je trouve qu’elle a eu raison. Ils avaient été amants, et elle ne voulait pas de son argent.
– Ah, elle vous l’a dit…
– Non, en fait je l’ai deviné très tôt. Et elle me l’a confirmé.
Il y eut un silence.
– Et vous, comment l’avez vous su ? demanda-t-elle enfin.
– Je les ai surpris en train de s’embrasser, j’avais dix ans, ma mère était morte six mois plus tôt… Mais je pense que leur liaison avait commencé avant la mort de ma mère.
– Vous en avez voulu à votre père ?
– Oui, beaucoup. Mais plus tard j’ai compris…
– Moi pas, dit Marianne. J’en veux encore à ma mère. Mon père a quitté la maison parce qu’elle l’a trompé. Ma famille a été détruite par cette histoire.
– Je suis désolé.
Elle sourit.
– Vous n’y êtes pour rien. Et c’est le passé.
Ils se turent à nouveau. L’un et l’autre se rendirent compte que c’était la première fois qu’ils évoquaient ce secret. Ils se connaissaient à peine et pourtant c’était quelque chose d’intime, qu’ils étaient les seuls à partager, et qui avait certainement eu une grande influence sur leurs vies et dans le développement de leurs personnalités. D’une certaine façon, ils étaient liés par ce secret de famille.
Bruno leva son verre et ils trinquèrent. Il sortit le plat du four et le posa sur la table.
– J’ai réfléchi à votre proposition, Marianne.
Elle le regarda par dessus son verre. Il avait le regard froid, mais il se détendit soudain et il sourit largement.
– Je l’accepte.
Il tendit la main par dessus la table et lui serra la sienne, qu’elle tendait à son tour.
– Bienvenue, chère consœur et associée. Ils trinquèrent à nouveau.
–  Toutefois, je ne serais pas tout à fait honnête si j’omettais un fait nouveau, qui vient de se produire. Ce soir.
–  Ce soir ? Quelque chose qui pourrait me faire changer d’avis ?
–  Ce n’est pas impossible. Thomas Magnus, l’homme qui est accusé des deux meurtres du café du Centre, tient à ce que je le défende. Et je pense que je vais accepter. Marianne se sentit blêmir.
–  Si c’est une plaisanterie…
–  Non, je ne plaisante pas avec ce genre de choses.
–  Vous n’allez pas accepter. Vous ne pouvez pas.
–  Pourquoi je refuserais ? Il a droit à une défense, comme tout le monde, et il affirme qu’il est innocent.
–  Et vous le croyez parce qu’il l’affirme ? Il vous l’a dit en face ? Vous allez défendre la brute qui a aveuglé Gaëlle ? Vous avez besoin de ce genre de célébrité ?
Marianne entendit l’écho de ses paroles mourir. Elle se rendit compte qu’elle avait presque hurlé les derniers mots. Son cœur battait trop vite. Elle avait envie de pleurer. Elle se rendit compte que Bruno continuait à lui parler, et elle se força à écouter ce qu’il avait à dire.
– Je comprends votre émotion, répétait-il, moi aussi je tiens à Gaëlle. Moi aussi je suis révolté par ce qui lui est arrivé. Mais je vais voir ce garçon et entendre ce qu’il a à dire, et ce pour deux raisons, Marianne, si vous voulez bien me laisser les exposer.
Il fit une pause. Elle hocha la tête.
– D’abord, je veux comprendre ce qui se passe ici. Les Dolf ont fait leur chasse gardée de cette ville… Mais ils ont apparemment aujourd’hui des ennemis dangereux que je n’ai pas encore identifiés. Il y a des luttes de pouvoirs souterraines, qui commencent à exploser au grand jour… Et il y a des gens qui habitent ici, et qui sont les victimes des Dolf, comme les habitants du Puiseux. Je suis preneur de tout ce qui peut affaiblir cette famille de prédateurs. D’autre part, l’attentat a eu lieu le 18 mars. Le 18 mars 1978, il y a près de quarante ans, mon frère et cinq de ses camarades mouraient dans un accident de chemin de fer – enfin, dans ce qui a été considéré, jugé, à l’époque, comme un accident – et je ne peux m’empêcher de me demander s’il y a un lien entre ces deux drames. Je ne suis pas le seul à me poser ces questions. Et ce Thomas Magnus, qu’il soit coupable ou innocent, détient peut- être une des clés de ce mystère, même s’il est lui-même trop jeune pour avoir participé au premier drame. Devenir son défenseur, c’est accéder au dossier de l’enquête, c’est avoir une chance de comprendre ce qui se passe dans les profondeurs de cette ville, et qui sait, de pouvoir peut-être prévenir d’autres drames. Même si une telle pensée est bien présomptueuse, je le reconnais. Le procureur, Sallenave, est un type honnête, Sophie Heider, la patronne du commissariat nommée depuis un peu plus d’un an, a bonne réputation… Jusqu’à preuve du contraire, j’ai l’intention de travailler en harmonie avec eux. En plus, je vous rappelle que Thomas Magnus est en cavale. Il a mis comme seule condition à sa reddition que je le défende. Cette confiance demande réflexion, non ? Et s’il est coupable, ce sera rassurant de savoir qu’il a regagné sa cellule.
Marianne se sentait perdue. Elle eut un petit sourire, qui exprimait surtout la lassitude.
– Excusez-moi, dit-elle, je me suis emportée. J’aurais du me dire que vous aviez réfléchi, et que vous aviez sans doute de bonnes raisons pour prendre cette décision, plutôt que de vous soupçonner à priori des pires intentions… Mais je ne peux supporter l’idée de me retrouver dans le même camp que l’agresseur de ma belle-fille. Je suis désolée, c’est plus fort que moi, et toutes vos raisons n’y feront rien.
Elle se leva. Elle se sentait nauséeuse et triste. Et aussi en colère, quoi qu’elle en dise.
–  Au revoir, Bruno, dit-elle en franchissant la porte.
–  Attendez, au moins je vais vous raccompagner, dit-il. Ou vous appeler un taxi si vous préférez. Vous n’allez pas faire huit kilomètres à pied en pleine nuit !
–  Si, ça me fera du bien de marcher. Au revoir.

 

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