DAJMA | Chapitre 33 – La Cité des Secrets
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Chapitre 33 – La Cité des Secrets

Un monstre d’empathie
Gaëlle était seule dans sa salle de bain. Elle touchait la surface lisse de son miroir en se disant que plus jamais elle n’aurait le loisir de voir son reflet. Elle pouvait aussi bien le jeter. Petit à petit, elle oublierait le langage du corps et du visage, toute cette sémantique non verbale transmise par l’échange quotidien d’informations visuelles, petit à petit elle perdrait la maîtrise de ses muscles faciaux et deviendrait laide. A qui pourrait-elle plaire, avec la bouche de travers, de grosses lunettes noires et une canne blanche ?
Elle sentit les larmes couler sur ses joues. Au moins elle pouvait encore pleurer. Elle trouva la boîte de kleenex, s’essuya soigneusement les yeux et se moucha.
Elle fit trois pas vers la porte qu’elle avait fermée à clé en entrant, et se heurta au coin de la douche.
Incroyable à quel point elle connaissait mal son propre appartement, sa propre salle de bain. Si elle n’était même pas capable de se déplacer chez elle sans se faire des bleus, comment pouvait-elle espérer apprendre le braille, imposer son point de vue sans avoir la possibilité de jauger ses interlocuteurs, lire les expressions de ses amis, clients, ou adversaires…
Elle s’assit à même le sol, terrassée par le sentiment de son insuffisance et de l’impossibilité de surmonter son handicap.
Si seulement le tueur avait pu aller jusqu’au bout et lui fracasser le crâne… Elle sentit quelque chose d’énorme et d’incontrôlable monter dans sa gorge, enfler et s’épanouir, quelque chose qui prit la forme d’un gémissement, avant de se transformer en cri, un cri si violent qu’elle eut l’impression qu’il lui déchirait le cou et faisait exploser sa tête.
Elle retomba pantelante, le front contre le carrelage. Peu à peu, elle sentit qu’elle s’apaisait, que sa raison reprenait le dessus, que les prochaines minutes à vivre ne lui paraissaient plus comme un fardeau insupportable. Elle se releva en titubant un peu, prit appui sur le lavabo et se rinça longuement le visage à l’eau froide.
Marianne avait entendu le cri de Gaëlle. Elle s’était précipitée vers la salle de bain, et soudain elle s’était arrêtée. Non. Aussi dur que cela put lui paraître, elle devait respecter l’intimité de sa belle-fille. Si elle s’était enfermée dans la salle de bain, ce n’était pas par hasard. Elle colla son oreille contre la porte et entendit des bruits qui la rassurèrent. Elle s’écarta et regagna la cuisine, attendant que Gaëlle la rejoigne.
Quand celle-ci arriva, Marianne avait préparé une salade et un plateau de fromage. Elle lui demanda si elle voulait autre chose, mais Gaëlle secoua la tête. Ni l’une ni l’autre ne tinrent à évoquer ce qui venait de se passer.
–  Quelle heure est-il ? demanda Gaëlle.
–  Dix-neuf heures trente.
–  Tu ne devrais pas te mettre en route pour ton rendez-vous galant ?
Marianne gloussa.
– C’est fini, tout ça, dit-elle.
– Tu parles. Je me souviens comme il t’avait regardée, la fois où tu es venu me chercher au cabinet, il y a deux ans…
– Arrête. C’est un rendez-vous d’affaire, strictement.
– Un rendez-vous d’affaire chez lui… Ça promet. A ma connaissance, aucun collaborateur du cabinet n’a jamais été invité. Pourtant il paraît qu’il aime faire la cuisine et qu’il est grand connaisseur en vins… Tu me raconteras… Enfin, ce que tu pourras me raconter.
Elles se mirent à rire toutes les deux. Marianne était étonnée de voir à quel point Gaëlle réussissait à prendre sur elle pour paraître aussi gaie et enjouée. Mais elle sentit que sa belle-fille changeait à nouveau d’humeur. Elle posa sa main sur la sienne.
–  Je vais y aller et je rentre dès que je peux. Si tu dors…
–  Je ne dormirai pas.
Marianne enfila son imperméable et l’embrassa sur le front.
–  A tout à l’heure, ma fille chérie.
–  A tout à l’heure ma belle-mère chérie. Et…
–  Quoi?
–  Je crois que tu ne m’as pas dit toute la vérité. Il y a une autre raison pour laquelle tu veux t’installer ici. Tu me la diras un jour ?
Marianne fut heureuse à cet instant que Gaëlle ne put voir son expression, et aussitôt honteuse d’avoir eu une telle pensée.
–  Je ne vois pas ce qui te fait dire ça, dit-elle en tentant de garder un ton aussi enjoué.
–  Peut-être que le fait de ne plus voir me donne accès à d’autres sens, peut-être que je suis devenu un monstre d’empathie. Allez, va vite. Il ne faut pas faire attendre le grand homme.

 

Si je me rends à la police, acceptez-vous de me défendre ?
En sortant de son bureau, Bruno entendit sonner le téléphone de sa secrétaire. Elle était déjà partie, et il décrocha, après une hésitation. Il avait peur d’arriver en retard à son rendez-vous.
–  Bonsoir, dit une voix de femme, j’aimerais rencontrer Maître Walmer.
–  C’est à quel sujet ?
– Au sujet… C’est compliqué. Il faudrait que je lui explique de vive voix. Ça a un rapport avec ce qui s’est passé au café du centre…
Bruno fut aussitôt en alerte.
–  Je suis Bruno Walmer. Vous pouvez m’en dire un peu plus ?
–  Pas au téléphone. Par contre, je peux vous dire qui je suis. Valérie
Ménard, mon mari est capitaine de police…
–  Oui, j’ai entendu parler de votre mari. Vous pouvez passer me voir demain, je trouverai un moment…
–  Maintenant, ce n’est pas possible ? Je n’en ai pas pour longtemps. Je suis en bas de votre cabinet. Walmer n’hésita pas.
– Très bien, je vous ouvre.
Pendant que Valérie montait, il tapa un sms à l’intention de Marianne, lui disant qu’il allait avoir une demi-heure de retard.
La jeune femme entra, intimidée. Elle est jolie et même assez charmante, se dit Walmer, qu’est-ce qu’une femme comme ça peut faire avec un type comme Ménard ?
–  Pour que les choses soient claires, dit-il, vous ne venez pas de la part de votre mari ?
–  Oh non. Pas du tout.
–  Bien. Je ne peux pas vous garder longtemps, j’ai rendez-vous.
Racontez-moi ce qui vous arrive.
–  Voilà. En sortant de l’hôpital où j’ai passé la nuit avec ma sœur, blessée au café du centre, j’ai été kidnappée par Thomas Magnus, le type qui a tué – enfin, qui est soupçonné d’avoir tué les deux personnes.
Bruno se demanda fugitivement s’il avait affaire à une mytho. Mais elle paraissait si sérieuse et raisonnable…
–  Vous avez été kidnappée ? Et il vous a relâchée ?
–  Oui.
–  Et vous n’avez pas prévenu la police ?
–  Non.
–  Pourquoi ?
Valérie parut incertaine. Elle lui tendit le bout de papier griffonné par Magnus.
– Tenez, il m’a donné ça pour vous.
Walmer lut : « Je m’appelle Thomas Magnus. On m’accuse d’être l’assassin du café du centre. Je n’ai rien à voir avec cet attentat. Je suis innocent. Si je me rends à la police, acceptez-vous de me défendre ? »
– Si vous acceptez, dit-elle, je vous dirai où vous pouvez le trouver, pour qu’il puisse se rendre sans risquer de se faire descendre.
–  Vous n’avez pas vraiment confiance dans la police.
–  Non, dit-elle, je suis sûr qu’il y a des gens biens chez eux, mais je ne sais pas lesquels.
–  Curieux d’entendre ça d’une femme de flic. D’après ce que j’ai entendu, c’est votre mari qui a arrêté Magnus. Vous n’avez pas confiance en lui ?
–  Non.
Walmer resta un instant silencieux. Il repensa à la visite de Charlène. Il n’avait pas été totalement honnête avec elle. Il ne pouvait s’empêcher de penser lui aussi qu’il y avait un rapport entre le drame du 18 mars 1978 et ce qui s’était passé le 18 mars au café du centre. Et si c’était le cas, comment Thomas Magnus, qui n’était peut-être même pas né, ou qui était un bébé en 78, pouvait-il être impliqué ? Il devait prendre une décision, fondée sur trop d’éléments. Il avait horreur de ça, mais il n’avait pas le choix.
– C’est bon, dites à votre protégé que je vais le rencontrer et que nous irons ensemble au commissariat pour qu’il se rende.
Valérie parut soulagée. Elle se leva et lui tendit la main.
J’ai une autre demande, dit-elle. Est-ce que vous savez qui pourrait s’occuper de mon divorce dans votre cabinet ? Je veux quitter mon mari.

 

 

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