DAJMA | Chapitre 32 – La Cité des Secrets
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Chapitre 32 – La Cité des Secrets

J’adore ton odeur
Le bureau du procureur – Eric Sallenave, cinquante ans – était moins somptueux que celui de Jean-Claude Dolf, mais tout aussi prestigieux. Il se trouvait au dernier étage de l’ancien donjon – dernier vestige de la forteresse comtale et moyenâgeuse – qui s’était petit à petit laissée circonscrire par les bâtiments plus récents édifiés couche après couche autour du tribunal de grande instance. Il avait pour vue la vaste cour carrée en contre-bas, lieu de guerre perpétuelle entre la Justice et la Police pour la conquête de places réservées.
Entre les hautes bibliothèques pleines de livres de Droit, ce qui restait de mur libre était recouvert de panneaux de chêne au vernis ancien, qui assombrissaient la pièce et lui donnaient une allure vieillotte et confinée. Une cheminée de château – dont le conduit était bouché – occupait le mur du fond, avec les armoiries de la Ville sur le tablier. Le parquet de larges lattes de bois noir était recouvert d’un tapis qui avait dû être pourpre mais qui avait viré au marron sale, et le plafond cloisonné ainsi que les portes étaient ornés de festons dont les couleurs avaient également fini par passer au fil des décennies. Les quatre hautes fenêtres étaient recouvertes jusqu’à mi-hauteur de vitraux bleus, orange, et rouges en forme de losanges, et selon l’heure de la journée, les meubles et les personnes présentes prenaient des teintes plus ou moins dignes de vieux films d’horreur en technicolor. Pour tenter de lutter contre ce décor qu’il n’avait pas le droit de modifier pour cause de classement aux Monuments Historiques, Sallenave avait tenté d’introduire une lumière moins sinistre grâce à des spots et à des lampes en pied à ampoules halogènes, mais l’installation électrique était digne du reste de l’architecture intérieure, et les lampes explosaient régulièrement, causant même parfois des mini incendies.
Le bureau de Sallenave, monument qui emplissait un bon quart de la pièce, était en acajou massif, avec des pieds éléphantesques. Un meuble aussi hideux qu’imposant, et qu’il n’avait pas réussi non plus à mettre au rebus. Le seul avantage de ce monstre était de placer Eric Sallenave à distance raisonnable de ses interlocuteurs. La surface du bureau, vierge de tout document, et immaculée, réfléchissait le cloisonnement ornementé du plafond.
Pour compléter cet état des lieux, une odeur acide imprégnait le moindre recoin de la pièce, combinaison d’encaustique, de salpêtre – prospérant derrière les panneaux de bois – et d’humidité antique – sans préjuger des cadavres de souris se desséchant sous le parquet.
Eric Sallenave aurait échangé avec bonheur et reconnaissance la majesté de ce lieu contre un bureau trois fois plus petit, mais clair, avec des murs et des plafonds blancs, et des fenêtres aux carreaux transparents qu’on pouvait ouvrir grand pour laisser pénétrer l’air du dehors et la lumière du jour. Pourtant, l’homme ne déparait pas son lieu de travail : il avait la mâchoire carrée, l’œil clair et perçant d’un marin breton, les bras et le torse épais d’un culturiste. Une de ses positions favorites face à un interlocuteur, ou quand il présidait une réunion, était de rester le corps penché en avant, ses avant-bras massifs croisés, posés sur le bord du bureau. C’était cette position qu’il avait adoptée depuis une bonne demi-heure. Comme tous les autres il écoutait Sophie Heider achever son compte-rendu.
Sophie Heider, son adjoint le capitaine Laurent Ménard, ainsi que le secrétaire général de la préfecture, et Guillaume Kramer, dans sa fonction officielle de conseiller municipal pour les questions de sécurité, étaient assis en demi-cercle, face au bureau de Sallenave, sur des sièges empruntés à l’antichambre voisine.
C’était la première fois que Ménard était invité à ce genre de réunion, et il cachait son manque d’assurance derrière une mimique de dur qui a tout vu. Du coin de l’œil, le procureur surveillait Guillaume Kramer qui rongeait son frein avec une moue de mépris infini envers la patronne de la police.
Quand Sophie Heider eut fini son exposé, Kramer se racla la gorge et prit la parole.
–  Tout ça ne nous dit pas comment Magnus a fait pour s’enfuir, dit-il. Et si on ne le sait pas, ça veut dire qu’il n’y a aucune raison pour que ça ne se reproduise pas, en admettant qu’on le rattrape.
–  L’enquête suit son cours, dit sèchement Sophie Heider, sur la sellette. D’après les premières analyses, comme je vous le disais, un somnifère puissant a été administré au garde. Et cela fait bientôt un an que j’ai envoyé un rapport à la préfecture et à la mairie signalant les carences de sécurité dans l’aile médico-judiciaire de l’hôpital de la Timonerie. Problème de budget, m’a-t-on répondu – quand on m’a répondu.
Sallenave se sentit sourire. Heider n’était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds par un type comme Kramer.
– On fouille la biographie de Thomas Magnus, ajouta-t-elle. C’est un marginal, un poète… Ces antécédents judiciaires sont plutôt anodins. Et rien ne laissait supposer qu’il pouvait avoir des complices capables de le faire évader.
Elle lança un regard à Ménard qui détourna le sien.
– Même pas les armes qu’on a trouvées sur lui ? Ricana Kramer. Il a pourtant bien fallu qu’il les trouve quelque part ! Sophie dédaigna la pique et se tourna vers le procureur. Sallenave regarda les autres participants.
–  D’autres remarques ? Bien, conclut-il. La police fait son travail. Nous nous trouvons confrontés à un début d’enquête difficile, mais le présumé coupable a été identifié et arrêté quelques heures après les meurtres, et je n’ai aucun doute sur la capacité de Madame la commissaire et de ses hommes à retrouver Magnus et à le mettre à l’ombre avec ses complices. Si complices il y a.
–  Et les armes ? insista Kramer. Est-ce qu’on a une idée d’où elles viennent ?
–  Pas encore, dit Sophie, mais on attend des nouvelles d’Euro et Interpol.
–  C’est ça, ricana-t-il. Et pourquoi pas de l’ONU ? La mâchoire de Sallenave se durcit encore un peu.
– Le débat est clos, dit-il en se levant. Madame, Messieurs…
Ils se levèrent tous d’un même mouvement, alors qu’il contournait son bureau pour ouvrir un des battants de la double porte de chêne.
Au moment où Sophie Heider franchissait le seuil, il lui effleura le bras.
– Un instant, Madame Heider, il faut que nous évoquions un autre sujet d’importance.
Elle hocha la tête et fit un pas de côté, laissant passer Ménard.
– On fait un point en fin de journée, dit-elle à celui-ci. Dans mon bureau.
Ménard hocha la tête sans la regarder, en sortant son portable. Le secrétaire général de la Préfecture sortit en dernier.
Eric Sallenave referma la porte, donna un tour de clé, et attendit quelques instants, face à Sophie Heider.
–  J’ai cru que Kramer allait te sauter à la gorge, dit-il avec un petit rire. Il te déteste vraiment.
–  Moi aussi je déteste ce type.
–  Tu le caches mieux que lui. Un de ces jours, je crois que je vais me le farcir.
Sophie se rapprocha de lui et l’aida à se débarrasser de sa veste et de sa cravate.
– Il n’en vaut pas la peine.
Il enserra de ses deux bras épais la taille fine de la jeune femme et la colla contre lui, enfouissant son visage dans sa chevelure rousse.
– J’adore ton odeur, dit-il en lui pétrissant les fesses, Bon Dieu qu’est-ce que j’ai envie de toi !
Il la souleva, fit trois pas vers son bureau alors qu’elle lui enserrait la taille de ses jambes, et l’assit sur le rebord. Il retroussa sa jupe, découvrant ses cuisses laiteuses et son string.
– Tu ne remarques rien ? dit-elle dans son oreille, tout en lui défaisant ceinture et braguette.
–  Tu portes les sous-vêtements Erès, ceux qu’on a achetés ensemble ? Quelle délicate attention.
–  N’est-ce pas ? Tu es sûr que personne ne peut entrer ?
–  Non, c’est fermé à clé et d’ailleurs ils sont déjà tous partis.
Il passa les mains sous ses cuisses et lui releva les jambes alors qu’elle se cramponnait à son cou, écarta le string et s’enfonça en elle d’un coup de rein.
Elle serra les lèvres pour ne pas crier.
Ils restèrent immobiles de longues secondes, savourant ce moment rare où plus rien n’existait qu’eux deux. C’était la seule occasion où Sallenave appréciait son bureau avec ses fenêtres opaques, sa double porte de sept centimètres d’épaisseur et ses murs épais de quatre-vingt centimètres.
Cela faisait presque un an qu’ils étaient amants, et leur fougue amoureuse ne s’était nullement atténuée. Jamais auparavant il n’avait ressenti un tel plaisir à serrer une femme dans les bras, à respirer son odeur, à baiser ses lèvres, à enfoncer ses doigts dans sa peau douce et à insérer son sexe dans son vagin étroit. Jamais elle ne s’était sentie aussi bien dans les bras d’un homme. Quand il l’embrassait, la soulevait, la déshabillait et la pénétrait, ils avaient la sensation que le monde s’arrêtait. Ils s’aimaient.
J’ai dû attendre d’avoir cinquante ans pour connaître ce bonheur, je ne pensais pas que c’était encore possible pour moi, avait dit Sallenave à Sophie au début de leur liaison.
Malheureusement, le monde continuait à exister indépendamment d’eux, et s’imposait brutalement dès que le cours normal de leurs vies reprenait. Jamais ils n’avaient eu le droit à un après-midi entier, sans parler d’un week-end… Leur relation était condamnée au secret et leurs étreintes cantonnées à l’abri de ce bureau sinistre.

 

 

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