DAJMA | Chapitre 30 – La Cité des Secrets
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Chapitre 30 – La Cité des Secrets

La promesse du bonheur
Jean-Claude Dolf et son neveu Nicolas – trente-quatre ans – se trouvaient au restaurant. Dans une petite rotonde à l’abri des regards, assis l’un à côté de l’autre à une table circulaire qui aurait facilement accueilli six personnes de plus.
Sur la table, il n’y avait plus que la bouteille de Pessac Léognan presque vide, leurs quatre verres, une bouteille d’eau plate, et deux tasses de café. Ces déjeuners en tête à tête avaient lieu une fois tous les dix jours, sans que le reste de la famille (y compris Samuel, le père de Nicolas, et sa mère) soient nécessairement mis au courant. Jean-Claude pensait retrouver dans ce garçon costaud, au regard d’ange, et au tempérament violent, le garçon qu’il avait été. Pour lui qui n’avait pas d’enfant, Nicolas était l’héritier naturel. Il pensait pouvoir l’aider à développer son sens de l’anticipation et de la manipulation, afin qu’il puisse se servir de sa violence sans qu’elle lui nuise, comme elle avait pu lui nuire à lui quand il était plus jeune et n’avait pas la chance de disposer d’un mentor attentif et bienveillant.
Nicolas avait dévoré les deux menus, car Jean-Claude avait pour sa part à peine touché à son suprême de volaille, et encore moins à la sauce aux morilles qui l’accompagnait. Mais de voir ce jeune appétit le confortait dans l’idée que ses espoirs en Nicolas étaient fondés. Appétit de vivre, de dévorer, de conquérir… Tout était lié.
–  A part Ménard, dit Nicolas en avalant une dernière gorgée de vin, tous les flics d’ici sont nases. C’est logique, c’est le patron qui donne le ton, et Heider est une femme et une gauchiste. Cela fait longtemps que les pédés et les drogués ont compris qu’ils sont ici chez eux.
–  Tu peux me parler comme ça à moi, mais seulement quand on est tous les deux ou avec des personnes de confiance, dit Jean-Claude. On est bien d’accord ?
Nicolas lui adressa son charmant sourire de bon garçon.
–  Evidemment mon oncle. Ne t’inquiète pas. Je fais attention.
–  Pour ce qui est de Sophie Heider, je pense que tu as malheureusement raison. C’est une bêcheuse légaliste. Mais elle est plus maligne que tu ne le crois. Ne jamais sous-estimer l’adversaire. Et comme tout le monde, heureusement, elle a des choses à cacher.
–  Quoi?
–  Disons que je peux faire pression sur elle, mais à bon escient.
–  Je crois que Ménard pourrait prendre sa place. Il nous aime bien.
Jean-Claude le fixa, songeur. Il s’attendait malgré tout à plus de discernement de la part de Nicolas. Il n’avait jamais rencontré Ménard, mais d’après ce qu’il savait de lui, le flic était et serait toujours un exécutant. Il n’avait ni l’intelligence ni l’envergure d’un chef. Ni même d’un sous-chef.
– Je ne crois pas, dit-il gentiment. On trouvera quelqu’un de plus… adapté à nos besoins.
Ce fut au tour de Nicolas de rester songeur. Si son oncle manifestait son désaccord, il devait y avoir une bonne raison. Qu’avait-il vu chez le flic que lui, Nicolas, n’avait pas été capable de discerner? Ou bien était-ce la méfiance proverbiale du vieux crocodile qui ne faisait confiance à personne à priori, et à un flic moins qu’à tout autre ?
– Tu as dit quelque chose, là, qui demande à être précisé, ajouta son oncle. Quand tu dis qu’il nous aime bien, que veux-tu dire ?
Nicolas parut embarrassé.
–  Eh bien, il nous apprécie… Je ne sais pas. Il trouve que notre famille, c’est quelque chose, quoi. Il a envie d’être à notre service.
–  Non. Il nous craint. Il nous envie. Peut-être qu’il nous respecte. Il veut tirer profit de notre protection. Mais tout cela ne suffit pas. Il est bien là où il est. Ailleurs, il serait trop encombrant. Tu me comprends ? Nicolas hocha la tête, l’air pénétré, mais son oncle doutait de l’avoir convaincu. Qu’est-ce qu’il y avait entre les deux hommes qu’il ignorait ? Se pouvait-il que Nicolas soit séduit par la brutalité de ce flic de base qui ne respectait que la force ?
–  Je vais te dire quelque chose, Nicolas. Tu sais quel est le moteur du monde ? Comment tu peux obtenir des gens ce que tu veux ?
–  L’argent ?
–  Non. Je l’ai cru longtemps, mais non. Ça ne suffit pas.
–  La menace, la peur ?
–  Non plus. Ça peut être utile, mais ça ne marche pas tout le temps.
–  Pourtant, les gens qui parlent de toi…
–  Ils parlent sans savoir. Je passe peut-être pour une ordure, un requin…
Laisse dire. Ce n’est pas comme ça que ça marche, les affaires. Je vais t’apprendre quelque chose qu’aucun Ménard au monde ne sera jamais capable de comprendre. Ce qui marche, c’est la promesse du bonheur.
Nicolas parut interloqué, ce qui donna une physionomie curieuse à son visage poupin.
– Eh oui. C’est la base de toutes les religions, de toutes les idéologies, c’est la base de tout. C’est comme ça que tu peux obtenir des votes, c’est comme ça que tu peux entraîner une armée derrière toi, c’est comme ça que tu peux conquérir une femme. Tu lui promets que sa vie va changer en mieux. Une vie plus belle, plus intéressante, plus surprenante… C’est la seule promesse que les gens ont tellement envie de croire qu’ils sont prêts à tous les sacrifices pour avoir une petite chance de voir leur souhait se réaliser, même sans aucune garantie. Quand tu as compris ça, tu as tout compris, et tu deviens le maître du monde. Le maître du monde que tu veux te créer. Fais-en l’expérience et reviens me voir.
Nicolas regardait son oncle, se demandant si c’était le début du gâtisme, ou s’il y avait un sens caché à extraire de cette bizarre déclaration. La promesse du bonheur pour les Dolf exclusivement, ça il voulait bien l’admettre. Mais pour les autres ? Etait-ce de cette façon que les Dolf avaient créé et maintenu leur empire ? Il savait bien que non.
Jean-Claude sourit, sentant bien que son petit discours n’avait pas emporté l’adhésion de son neveu. Nicolas n’avait rien compris. S’était-il trompé sur lui ? Peut-être, mais le problème c’est qu’il n’avait personne d’autre sur qui miser, s’il était obligé de passer la main. Samuel était un fantoche alcoolique, Philippe était plus jeune et peut-être plus malin, mais il était trop velléitaire, et de toute façon incapable de se faire respecter… Il soupira. Nicolas était encore jeune et immature, mais il allait devoir faire avec.
–  Le monde change, Nicolas, dit-il. Des femmes fortes et intelligentes prennent le pouvoir un peu partout. Tu vas te retrouver confronté à d’autres femmes plus dangereuses que Sophie Heider, qui n’est après tout qu’une fonctionnaire de moyenne importance. L’avocate Marianne Bel, par exemple.
–  Qui c’est celle-là ?
–  Tu le sauras bien assez tôt. Ces femmes, tu ne pourras ni les menacer ni leur faire peur.
–  Pourquoi ? Ce ne sont que des femmes.
Jean-Claude soupira.
Elles sont vives, elles sont intelligentes, énergiques, et elles n’ont pas peur de grand chose. Il faudra que tu les séduises. Que tu leur promettes un monde meilleur. Mais il faudra que tes arguments soient solides, et que tu y croies toi-même pour les convaincre. C’est à cette seule condition que tu pourras maintenir le pouvoir de notre clan sur la ville.

 

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