DAJMA | Chapitre 24 – La Cité des Secrets
17178
post-template-default,single,single-post,postid-17178,single-format-standard,woocommerce-no-js,ajax_fade,page_not_loaded,,qode-title-hidden,qode_grid_1200,hide_top_bar_on_mobile_header,columns-3,qode-theme-ver-16.8,qode-theme-bridge,disabled_footer_top,wpb-js-composer js-comp-ver-5.5.2,vc_responsive

Chapitre 24 – La Cité des Secrets

Gaëlle pleure son aveuglement
Gaëlle pleurait dans la pénombre de sa chambre d’hôpital et dans la nuit de sa vision perdue. Elle pleurait parce qu’elle savait qu’elle était seule, et qu’elle pouvait se laisser aller.
Elle avait quasiment forcé Marianne à partir s’occuper de ses affaires. Elle reviendrait dès le matin.
Elle pleurait d’angoisse, de déception, mais aussi de colère. L’injustice de la vie était énorme, insupportable, insurmontable. Qu’est-ce qui pouvait lui arriver de pire que ce qui venait de lui tomber dessus en moins de quarante-huit heures ?
Elle aurait aimé pouvoir s’enfuir de ce lieu, courir, hurler. Sa cécité l’obligeait à rester là, dépendante et soumise. Accepter la proposition de son père aurait été encore pire. Elle se serait retrouvée abreuvée de soins, surveillée par Aurélie – qu’elle ne considérerait jamais comme sa belle- mère, dans ce summum de mauvais goût qu’était la demeure de son père – à l’image de l’idée qu’il se faisait d’une demeure seigneuriale – à l’écouter rudoyer son entourage et tenter de reprendre sur elle l’ascendant qu’il avait perdu depuis qu’elle était adolescente… Elle ricana à travers ses larmes.
Elle qui se targuait d’avoir un bon jugement, comment avait-elle pu tomber amoureuse d’une fille aussi égoïste et d’une certaine manière, bête, comme sa lettre tendait à le prouver ? Son cœur avait battu pour cette conne. Elle lui avait trouvée des qualités immenses. Surestimation sexuelle. Aveuglement sentimental. Aveuglement… C’était le maître mot, ces derniers temps.
Et l’avenir ? Elle n’allait pas attendre tranquillement sans rien faire que la vue lui revienne. Mais y avait-il des avocats aveugles ? Plaider, ce n’était pas forcément un problème. Mais comment fait-on pour prendre connaissance de tout un dossier, de milliers de pages de jurisprudence, de rapports de police, de pages comptables, etc, quand on est aveugle? Walmer ne la laisserait pas tomber, mais elle ne voulait pas de sa pitié. Elle voulait qu’il ait besoin d’elle, de son talent, de sa jeune imagination, de son énergie, pas le contraire.

Parlez-moi d’elle
– Je ne voudrais pas que vous ayez peur, murmura le visiteur de la nuit. Je ne vous veux aucun mal.
Qui était cet homme ? Un fantôme ? Un incube ? Comment pouvait-il être là ? Il n’avait pas pu entrer, c’était impossible !
– Oh Mon Dieu, comment avez-vous fait ?
– Je n’ai pas de pouvoirs surhumains. Si vous réfléchissez deux minutes, vous comprendrez aussi bien que moi.
– Vous – vous étiez déjà là avant qu’on pose la barre ? Vous vous êtes caché dans le grenier, c’est ça ?
Et dire qu’elle n’avait même pas envisagé de faire le tour de la maison le matin ! Quelle inconscience !
– Peu importe où je me trouvais, dit-il. Je ne sais trop ce que je dois penser de votre impolitesse.
Impolitesse ! C’est elle qui se montrait impolie en cherchant à préserver son intimité !
–  D’un autre côté, je dois admettre vous n’avez pas prévenu les forces de l’ordre…
–  Comment le savez-vous ?
–  Ils seraient déjà venus faire une ronde. Peut-être même auraient-ils délégué une de leurs agentes pour passer la nuit chez vous… Bon, en tous cas, je suis là. Prêt à vous parler de ma vie. Il est minuit et si vous ne voulez pas veiller trop tard… Il serait temps que je commence. C’est une histoire d’amour que je voudrais vous raconter. Sa naissance en tous cas. Les femmes aiment les histoires d’amour, non ? Surtout quand elles sont vraies ?
–  Bien, dit Pauline résignée et malgré tout curieuse. Allez-y.
Demain, c’était certain, elle irait porter plainte – si elle était encore en vie et en état d’aller au commissariat. Et elle exigerait qu’on vienne fouiller sa maison de fond en comble.
–  Je vais commencer par le début, si vous voulez bien. Mon enfance. A la mort de ma mère on m’a changé d’école. D’un grand mal est né un grand bien. C’est là que j’ai rencontré l’amour. L’unique amour de ma vie. J’avais huit ans. Elle avait le même âge que moi, à quelques jours près. Vous croyez au coup de foudre ?
–  Non, dit Pauline.
–  Curieux pour quelqu’un qui lit autant de romans que vous. Et de plus vous avez tort. C’est rare, mais ça arrive. Dans n’importe quelle circonstance, à n’importe quel âge. Moi ça m’est arrivé à huit ans. Cela a été le bonheur parfait pendant douze ans. Et puis ça a été fini.
–  Vous avez cessé d’être amoureux ?
–  Non, ce n’est pas l’amour qui a été fini. C’est le bonheur. Elle a cessé de vivre.
Pauline ne trouva à rien à dire et le silence s’éternisa.
–  Excusez-moi, reprit-il enfin d’une voix encore plus étouffée, je ne peux toujours pas en parler sans être submergé par mes sentiments. Je n’y peux rien. En même temps, je me dis parfois que tout le monde n’a pas la chance de vivre avec l’amour de sa vie pendant douze ans. Si j’avais été moins bête, ces douze ans auraient pu durer tellement plus… Rien que de penser à ce que ma bêtise m’a fait manquer, cela me rend fou parfois… J’ai envie de tout détruire, à commencer par moi… Mais avant, j’ai tant de choses à régler… Tant de choses…
–  Parlez-moi d’elle, dit Pauline. Comment s’appelait-elle ?
–  Leona. Elle était petite et brune. Très brune, de cheveux et de peau, avec des yeux très noirs et une bouche rouge comme une rose rouge. Pas de maquillage bien sûr, c’était sa teinte naturelle. Elle était d’origine espagnole. Des parents républicains exilés… Ils l’avaient appelée Leona en hommage à Léon Trotsky, l’idole de son père. La première fois où je l’ai vue… Dans la cour de l’école… J’ai su qu’elle ferait de moi ce qu’elle voudrait et que je ne pourrais jamais plus aimer personne d’autre.
–  Vous n’avez pas eu d’enfant avec elle ?
–  Pourquoi demandez-vous ça ? fit-il d’une voix soudain changée, si dure et coupante qu’elle envoya un train d’ondes glacées dans l’épine dorsale de Pauline.
–  Parce que ça se fait, dit-elle en surmontant sa peur, quand on est amoureux. Et à vingt ans, avant qu’elle ne disparaisse, vous auriez pu avoir un enfant d’elle. Et dans ce cas, cela aurait fait au moins une autre personne qui aurait compté pour vous. Même si ce n’est évidemment pas le même genre d’amour. C’est tout ce que je voulais dire.
–  Excusez-moi, vous avez raison, mais non. Je n’ai pas eu d’enfant d’elle. Et c’est bien sûr mon deuxième plus grand regret. Mais on n’en est pas là. Nous avions huit ans tous les deux, et ces premières années ont duré longtemps. Très longtemps. Elles sont vivantes dans ma mémoire, au moindre détail près. Je m’y réfugie dès que je peux.
Il se tut et Pauline attendit. Pourquoi lui raconter tout cela ? Où voulait-il en venir ? Il devait bien y avoir une raison. Avait-il simplement besoin d’une oreille compatissante – elle se souvenait de ce qu’il lui avait dit à sa première visite : « Je suis seul, je ne peux me confier à personne, et cette situation me pèse aujourd’hui au point que je ne la supporte plus. Si vous refusez, je serai contraint de vous réduire au silence et de chercher quelqu’un d’autre à qui parler. »
Mais était-ce bien la vérité ou alors cette confession devait-elle aboutir à une révélation majeure, quelque chose qu’il tenait à transmettre à une personne honnête, qui ne déformerait pas la vérité… ?
Elle se demanda à nouveau quel était le lien avec le texte qu’elle avait lu dans sa librairie…
Il n’avait toujours pas repris la parole. Elle remua dans son lit.
– Et cela vous fait du bien quand vous vous réfugiez dans votre passé ? demanda-t-elle.
Sa question n’avait aucun intérêt, mais elle voulait vérifier s’il était encore là. Il ne répondit pas. Elle attendit encore une minute, et à bout de patience, se retourna.
La liseuse était vide. Il était parti.
Elle descendit au rez-de-chaussée et alla jusqu’à la porte d’entrée. La barre était posée contre le mur. Elle tourna la poignée. La porte était fermée à clé. Elle alla se servir un verre d’eau dans la cuisine. Sur la table, il y avait une enveloppe blanche. Le rabat n’était pas collé. Elle l’ouvrit et en tira cinq billets de cinquante euros, un de vingt et un de cinq. Le prix que lui avait coûté la barre.
– Il se moque de moi, dit-elle à voix haute. Non, il joue avec moi, dit-elle. Après tout, pourquoi pas ?
Elle n’avait plus peur. Elle se mit à rire, doucement.

 

 

Voir le format PDF