DAJMA | Chapitre 22 – La Cité des Secrets
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Chapitre 22 – La Cité des Secrets

Une barre d’acier spécial au tungstène
Bien malin celui qui réussirait à franchir la porte, se dit Pauline en examinant la barre qui venait d’être posée sur sa porte d’entrée. Une barre d’acier spécial au tungstène, épaisse de un centimètre, longue d’un mètre de long et large de dix centimètres. Encastrée à ses deux extrémités dans des étriers du même acier, eux-mêmes fixés à des crampons qui s’enfonçaient de quinze centimètres dans la paroi de pierre. A moins de démolir le mur au marteau-piqueur, elle ne voyait pas bien comment son visiteur nocturne pourrait réitérer son exploit.
Elle se coucha le cœur un peu plus léger, avec en même temps, sans qu’elle puisse bien s’expliquer pourquoi, un léger sentiment de frustration. L’inconnu avait apporté avec lui quelque chose qui manquait à Pauline depuis de nombreuses années, une note d’aventure, une sensation de fragilité, d’instabilité, de danger, quelque chose qui avait fait battre son cœur et l’avait sortie de sa confortable routine.
Et même si elle jugeait toujours aussi sévèrement son intrusion, elle devait reconnaître que son visiteur du soir s’était comporté avec pas mal d’élégance. A part la menace du début, qui lui paraissait ce soir, à présent que le danger était passé, plus comme une clause de style qu’une véritable menace. Elle n’avait pas porté plainte, n’avait même pas déposé une main courante. En bonne citoyenne, elle se méfiait de la police. Son investissement lui paraissait la meilleure solution. Elle avait encore un petit regret. Elle aurait bien aimé voir la tête de l’inconnu quand il s’efforcerait d’entrer chez elle.
Philippe, tu as peur de quoi ?
Philippe était au volant, jetant des égards furtifs à sa femme dont il ne pouvait apercevoir que le profil perdu, car elle gardait le visage obstinément tourné vers le bas-côté de la rue.
Elle avait l’air d’être furieuse, et quand elle était dans cet état, elle pouvait aussi bien décider de quitter la voiture au prochain feu que se tourner vers lui et commencer à l’agonir de reproches humiliants en remontant dix ans en arrière s’il le fallait.
En fin de compte, c’est cette solution qu’elle retint. Peu avant qu’ils arrivent dans leur rue, elle se tourna d’un bloc vers lui.
– Tu n’en as pas marre de t’écraser devant tes deux frères ? dit-elle. Toute ta vie tu resteras le petit qui doit subir sans rien dire ?
Philippe soupira.
–  Tu ne sais pas de quoi tu parles, dit-il.
–  C’est ça. Tu te contentes des miettes et ça te suffit. En même temps, je peux comprendre, c’est eux qui se salissent les mains, toi tu peux continuer à jouer au brave type… Tu sais, ça a un nom, les types qui se mettent à quatre pattes, culotte baissée, et ferment les yeux en attendant de voir ce qui va se passer.
L’image fit grimacer Philippe.
–  Muriel…
–  Ça s’appelle des fiottes. Mais si c’est ça qui t’arrange, dans la vie…
–  Ça t’arrange aussi, je crois, comme ça au moins tu peux te taper la terre entière sans aucun risque. A quatre pattes ou autrement.
Ça y est, il l’avait dit. Et il vit à la réaction de Muriel, qu’elle ne s’était pas attendue à ce qu’il se rebiffe de cette manière. Naïvement, même si elle savait que Philippe était au courant de ses frasques plus anciennes, elle pensait s’être montrée plus habile ces derniers temps.
–  Trop facile ! dit-elle. Je t’ai vexé, alors tu m’accuses sans aucune raison, juste pour le plaisir de m’accuser.
–  Tu veux que je te donne des noms, des lieux et des dates ?
Elle haussa les épaules, alors que la voiture passait entre les colonnes du portail électrique.
–  N’importe quoi ! Et ce n’est pas de ça qu’on parle ! Tu n’en as pas marre de te faire manipuler par tes aînés ? Merde ! Si jamais ils tombent pour toutes les saloperies qu’ils ont faites et continuent à faire, tu tomberas comme eux, alors que tu n’en profites même pas, de leurs saloperies ! Eux au moins ils sont pourris de fric et ils pourront refaire leur vie ailleurs. Je parie que c’est toi que les flics coinceront et que tu paieras les pots cassés pour tout le monde.
–  Tu nous prends pour quoi ? La mafia ? On est une famille honnête, qui a fait honnêtement fortune, en respectant la loi et leurs concitoyens, qui plus est, en enrichissant la ville et la région.
Il n’en croyait pas un mot, mais prenait plaisir à la contredire. Trompée par sa propre colère, elle tomba dans le piège.
–  Mon pauvre Philippe… Tu t’entends ? Tu crois à ce que tu dis ? C’est drôle, par moments j’ai eu l’impression que tu étais différent… Pas comme eux ! Ce n’est pas possible que je me sois tellement trompée sur toi !
–  Alors comme ça tu t’inquiètes pour moi. Tu es trop bonne, dit-il. Bientôt tu vas me dire que c’est par amour ? Tu es folle de moi ? C’est ça ?
Ils étaient arrivés, et il ponctua son sarcasme en donnant un coup de frein brutal devant le perron de leur maison.
Muriel descendit de voiture et se pencha à l’intérieur de l’habitacle pour récupérer son sac.
– Pauvre mec, dit-elle. Oui j’ai été très amoureuse de toi, oui je croyais que tu étais différent, et tu as tout gâché.
Il la vit entrer dans la maison, claquer la lourde porte et suivit du regard son trajet de l’entrée au couloir du premier étage et à la chambre conjugale, à mesure que les fenêtres de la façade s’éclairaient.
Sa colère en partie retombée, il sortit à son tour de voiture.
Autour de lui, les arbres du parc bruissaient doucement, leurs silhouettes plus noires que la nuit isolant la maison de la lueur orange générée par les mille lumières de la ville en contrebas.
Il eut l’impression que tapis dans l’obscurité, des yeux l’observaient. Il frissonna soudain et rentra à son tour, prenant la précaution de fermer à double tour et de déclencher l’alarme anti intrusion. Il songea qu’aujourd’hui, la ville et même la zone résidentielle proche de la colline étaient devenues des quartiers bien moins sûrs qu’avant. Une vingtaine d’années plus tôt, personne ne songeait à fermer à clé sa maison, ni de l’intérieur, ni de l’extérieur. La confiance régnait. Chacun connaissait ses voisins, les livreurs déposaient leur chargement dans l’entrée ou l’office, en laissant la facture sur une table. Aujourd’hui, une telle confiance était impensable, ou s’apparentait à de la négligence. Il fallait se protéger, rester en alerte à chaque instant. Le danger pouvait venir de partout. Même ici, dans cette zone ultra protégée de grandes villas cernées de parcs aux grands arbres, dans ces allées paisibles où les flics faisaient des rondes régulières et notaient les plaques d’immatriculation inhabituelles et consultaient aussitôt leurs banques de données. Tout se dégradait. La peur régnait. Les Dolf, songea-t-il malgré lui, avaient eu une part active dans cette dégradation.
Quand il monta, Muriel était déjà dans son bain. Elle lui lança un regard de défi. Ses petits pieds étaient posés sur le rebord de la baignoire, et son menton affleurait l’eau. Il devinait son corps blanc malgré les petits îlots de bain moussant qui parsemaient la surface. Elle agita les doigts de pieds dans sa direction.
– Si tu me rejoignais ?
Pour t’enfoncer la tête sous l’eau? répondit-il sans que les mots franchissent ses lèvres.
Il lui tourna le dos et redescendit.
– Philippe ! Tu as peur de quoi ? lança-t-elle. Si tu savais.

 

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