DAJMA | Chapitre 21 – La Cité des Secrets
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Chapitre 21 – La Cité des Secrets

C’est quand elle hésitait qu’elle se trompait.
Marianne Bel se tenait devant le distributeur de café sans le voir. Elle pensait à Gaëlle et à ce deuxième choc qu’elle venait de subir. Cela ne faisait que renforcer la décision de Marianne. Elle ne pouvait pas laisser sa belle- fille seule. Pas maintenant. Gaëlle était intelligente et courageuse, elle s’en sortirait, mais sa vie était à un tournant. Comme la vie de Marianne. Marianne Bel était une grande avocate, reconnue et respectée dans une des dernières niches où les hommes règnent en maître. Elle n’avait plus rien à prouver à personne, elle possédait un bel appartement à Paris dans le Vème arrondissement, une villa à Noirmoutier, un portefeuille financier confortable, et elle était loin d’avoir fait le tour de sa vie professionnelle. Et tout cela à quoi bon ? A part Gaëlle, elle n’avait personne dans sa vie. Personne avec qui partager ses joies ni ses peines. Des amants occasionnels mais rares, aucun dont elle aurait pu dire qu’il tenait à elle où qu’elle tenait à lui, une vieille tante, de lointains cousins qu’elle avait depuis longtemps perdu de vue, beaucoup de connaissances mais pas d’amis…
Elle suivait deux grosses affaires, et les gèrerait à la satisfaction de ses clients et de ses associés, comme d’habitude. Et après ? D’autres affaires équivalentes viendraient, où elle mettrait en jeu tout son savoir-faire et son énergie, mais sans l’étincelle d’excitation venant de l’inconnu, de la découverte, et du danger… Une routine qui lui paraissait soudain insupportable.
Ses associés allaient tomber de haut, mais sa décision était prise. Dans sa vie, les meilleures décisions qu’elle avait prises étaient des choix impulsifs. C’était paradoxal pour une femme si intelligente, avocate qui plus est, mais elle n’en avait jamais regretté aucune. C’est quand elle hésitait qu’elle se trompait. Comme quand elle s’était mariée avec Aladin.
En fait, se dit-elle, j’ai su que j’allais démissionner à la seconde où j’ai vu Gaëlle sur son lit d’hôpital.
Elle s’assit au bout de la rangée de fauteuils en skaï vert de l’accueil, et indifférente au passage, prit sa tablette dans son sac, ouvrit le menu « Notes » et commença à rédiger sa lettre de démission.

Sur notre territoire, nous sommes les plus forts
Quand les Dolf dînaient ensemble et avec leurs épouses – en tous cas pour ce qui concernait Samuel et Philippe, car Jean-Claude était et avait toujours été célibataire – c’était immanquablement dans la fastueuse salle à manger de l’hôtel Dolf. Une bâtisse de la fin du XIXème, trois étages édifiés autour d’un atrium jardin d’hiver coiffé d’un toit semi hémisphérique en dentelle d’acier et de verre contemporain de la Tour Eiffel.
L’escalier de marbre à double volute de l’entrée, le sol en dallage noir et blanc, les suspensions en cristal, tout concourait à faire de cet immeuble un bijou de la Belle Epoque, et les Dolf laissaient entendre que l’immeuble avait été construit par leurs ancêtres.
La vérité était différente. Bien avant de devenir la résidence du maître de la ville, l’hôtel particulier avait été conçu et construit pour l’agrément d’un fabricant de porcelaines, dont les descendants s’étaient retrouvés ruinés au début des années trente par la crise mondiale. L’hôtel avait été acheté par la ville et revendu à un particulier qui en avait fait le bordel le plus huppé à deux cents kms à la ronde. Après la guerre, la loi Marthe Richard avait obligé le tenancier à fermer sa maison, qui avait été rachetée par la mairie et revendue en 1955. La maison avait été revendue plusieurs fois en l’espace de quelques années, jusqu’à ce qu’un jeune entrepreneur aux dents un peu plus longues et à la vision un peu plus vaste que ses concurrents la rachète en 1975 dans un état de délabrement avancé et pour une somme symbolique : Jean-Claude Dolf, qui profitait du réseau de résistance de son père pour entamer son ascension financière.
La salle à manger de forme ovale et aux murs couleur coquille d’œuf ouvrait sur le jardin d’hiver et ses plantes grasses, protégé par le dôme d’acier et de verre.
Par tradition, c’était là qu’était servi le café, sur des petites tables rondes en bois précieux disposées à l’angle des canapés et des fauteuils en alcantara. C’est là qu’ils s’installèrent après le dîner – dîner japonais à base de tempura et de poisson cru préparés par le cuisinier nippon de Jean-Claude Dolf, car le maître des lieux ne supportait aucune nourriture trop copieuse ou trop riche, particulièrement le soir. Jean-Claude posa ses maigres fesses dans son fauteuil club, face à l’exubérance tropicale des plantes grasses, Samuel s’assit dans le canapé de droite, en compagnie d’Anne, sa femme, et Philippe sur le canapé placé symétriquement, en compagnie de Muriel, la dernière arrivée dans la famille.
Les deux serveurs remplirent les tasses – de la tisane Détox à l’hibiscus pour Jean-Claude, du café pour ses deux frères, du décaféiné pour les femmes, et se retirèrent en fermant doucement la double porte incurvée, isolant la famille dans ce havre de confort et de verdure. La température était de vingt-six degrés, et le taux d’humidité maintenu à 85%.
Samuel avait ramené son verre, ainsi qu’une bouteille de bourgogne grand cru. Il remplit le verre, le leva en louchant sur son contenu, les yeux plissés, avala une gorgée puis une autre.
Jean-Claude lui jeta un regard soucieux. C’était au moins le cinquième verre qu’ingurgitait son frère depuis le début du dîner et il ne préjugeait pas de ce qu’il avait avalé avant d’arriver. Samuel avait toujours eu une légère tendance à abuser de boissons alcoolisées ainsi que d’autres substances moins licites, mais jusqu’à présent, il avait réussi à maintenir son vice dans les limites tolérables de l’alcoolisme mondain. Cette période semblait en passe d’être révolue. A cause du choc provoqué par les derniers événements, ou bien la crise était-elle plus profonde ?
Anne, de son côté, dissimulait mal son dégoût pour le comportement de son mari.
Mais ce fut Muriel qui ouvrit le bal. Pendant le dîner, ils s’en étaient tous tenus à des propos de salon, et n’avaient abordé le drame que très superficiellement.
–  Je ne sais pas ce que vous en pensez, dit-elle, mais pour moi ça sent le brûlé.
–  Qu’est-ce que tu entends par là, ma chérie ? dit Philippe en se tournant vers elle.
–  Je dis que pour avoir des ennemis qui n’hésitent pas à vous massacrer en plein jour devant tout le monde, c’est le début de la fin. Pour les Dolf en tous cas. Je crois que je vais me tirer loin d’ici. Avant d’y passer moi aussi.
–  Allons ma chérie, dit Philippe en lui prenant la main.
Elle se dégagea d’un geste brusque. Muriel était une petite brune de quarante-cinq ans à la chevelure bouclée, mais ce n’était pas son minois encore frais qui constituait son principal attrait. C’était l’aura sexuelle qui se dégageait de toute sa personne, chaque fois qu’elle faisait un geste, qu’elle ouvrait la bouche, ou même qu’elle ne faisait rien.
– Tu en penses quoi, Anne ? demanda-t-elle en se tournant vers sa belle- sœur.
D’habitude, les femmes Dolf ne se permettaient pas de telles initiatives quand elles étaient conviées à un dîner de famille. Elles étaient censées écouter leurs beaux-frères et mari avec attention et surtout ne jamais prendre l’initiative d’un jugement. Cette loi était non écrite, mais elle n’avait jamais été aussi cavalièrement ignorée qu’aujourd’hui.
Anne détestait et admirait secrètement Muriel. Belle, blonde et froide, plus âgée de cinq ans que sa belle-sœur, Anne était passée intérieurement par tous les stades, de l’amour au désespoir, de l’ennui au dégoût, depuis qu’elle était mariée à Samuel. La seule chose dont elle était certaine, c’était qu’elle ne divorcerait pas, tant qu’elle pourrait l’empêcher en tous cas. Elle préférait encore le dégoût à la solitude de l’abandon. Divorcée du maire, elle n’aurait plus de statut, toutes ses connaissances lui tourneraient le dos. Elle ne serait plus rien.
–  Tu dis n’importe quoi, déclara-t-elle sèchement. Nous sommes tous de la même famille, et on se doit à cette ville. On n’abandonne pas le navire de cette façon.
–  Le navire ?
Muriel se dressa de toute sa petite taille, et ce seul mouvement envoya des ondes érogènes en direction de Jean-Claude, Samuel et même de Philippe, son mari.
–  Quel navire ? Le Radeau de la Méduse, oui !
–  Tu n’exagères pas un peu, chérie ? dit Philippe d’une voix détimbrée.
–  J’exagère ? Vous vous prenez pour quoi ? Les dieux de l’Olympe ? Si
Anne veut croire au mythe de la famille royale qui protège la cité, libre à elle ! Mais il ne faut quand même pas prendre les gens pour des cons ! Les Dolf sont des prédateurs, pas des bienfaiteurs ! Je ne suis peut-être qu’une pièce rapportée, mais je sais ce qui se dit partout. Personne ne peut nous sacquer ici.
Elle adressa un coup de menton à l’aîné de ses beaux-frères, Jean-Claude, qui la fixait avec un rictus pouvant passer pour un demi-sourire. Samuel était trop saoul ou trop furieux pour comprendre clairement ses propos.
–  Tu dis n’importe quoi, chère Muriel, déclara-t-il pourtant, oubliant que le vouvoiement était de rigueur entre beau-frère et belle-sœur. Les électeurs ne s’y sont pas trompés, ils ont plébiscité ma liste !
–  Ah oui ? Je ne suis peut-être qu’une oie, mais moi aussi je sais lire des résultats. On eu une veine de cocus grâce au contexte national, et on est juste arrivé à se maintenir la tête hors de l’eau ! Même le NPA n’a pas perdu de voix. Si on a gagné, c’est parce que le candidat du FN a déconné juste avant les élections, vous le savez aussi bien que moi, et du coup leurs électeurs se sont rabattus sur nous. Enfin, sur toi.
Samuel, bien que saoul, échangea un coup d’œil avec Jean-Claude. Muriel avait tort, même si son ignorance était pardonnable. La victoire des Dolf n’avait rien à voir avec la chance. Le candidat de l’extrême-droite s’était fait arrêter par Ménard dans sa voiture alors qu’une prostituée le suçait. La jeune fille était mineure. Elle avait été fournie au candidat frontiste par Kramer, avec le concours de Fanny Gillardi. Mais bien sûr, Muriel ne pouvait pas connaître ce détail.
–  Tu parles d’une victoire, enchaîna-t-elle. Vous feriez mieux d’investir ailleurs, en Asie du sud-est, là où il se passe vraiment quelque chose… Ici, c’est fini. C’est un trou, et si on ne fait pas attention, on va se faire tous massacrer par ces fous. Ce n’est qu’un début, je vous le dis.
–  Allons, calmez-vous, ma petite Muriel, dit Jean-Claude. On tient déjà le meurtrier. C’est un marginal, un pauvre type, il ne représente que lui. C’est-à-dire pas grand-chose. Il ne s’agit même pas de politique.
– Vous croyez ça, dit-elle. Si vous saviez ce qu’on dit…
Samuel se pencha en avant, et tout le monde crut qu’il allait se fracasser le front contre le rebord de la table basse en marbre rose, mais il réussit à se redresser au dernier moment.
–  Ecoute bien ce que moi je vais te dire, Muriel, annonça-t-il d’une voix pâteuse. Ici on est tout, ailleurs on n’est rien. Pars si tu en as envie, personne ne te retiendra. Mais les Dolf gagneront encore une fois. Comme toujours. Comme…
–  Samuel n’a pas tort, coupa Jean-Claude, soucieux de ce que son frère pouvait laisser échapper, dans l’état où il se trouvait. Sur ce territoire, sur notre territoire, nous sommes les plus forts. Et l’acte de ce fou n’y changera rien. Tu n’es pas d’accord, Philippe ?
Philippe ne dit rien.
Muriel fixa Philippe avec une expression indéchiffrable. Il tenta un sourire, mais elle détourna le regard et s’écarta ostensiblement de lui. Jean-Claude réprima un gloussement. Ils pouvaient toujours s’écharper, c’était lui et lui seul qui décidait de la marche à suivre. Mais Muriel, ainsi qu’il l’avait toujours soupçonné, était le maillon faible.

 

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