DAJMA | Chapitre 19 – La Cité des Secrets
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Chapitre 19 – La Cité des Secrets

Il va y avoir du dégraissage
Guillaume Kramer, le conseiller « sécurité » des Dolf, éprouvait à chaque fois qu’il entrait dans un commissariat de police un pincement au cœur. Il préférait donc espacer au maximum ces visites, d’autant qu’ici la taulière, la commissaire Sophie Heider, ne pouvait pas le sacquer.
Pourtant, il était amené à fréquenter les flics. Pas par plaisir. Cela faisait partie de ses obligations, en tant que courroie de transmission entre police et mairie.
Ex-flic des Renseignements Généraux lui-même, corrompu à un degré qui avait empêché sa hiérarchie de fermer les yeux, il gardait toujours sur le cœur les quarante-huit heures de garde-à-vue et la mise en examen qu’il avait subi cinq années plus tôt. C’était de l’histoire ancienne, et ce n’était même pas dans ce commissariat ni dans cette ville qu’il s’était retrouvé enfermé, mais le souvenir était toujours aussi vif et humiliant.
Comme il était malin, il avait utilisé certains de ses dossiers pour obtenir un non-lieu, et quelques-unes des pièces les plus compromettantes pour lui avaient été opportunément perdues au cours d’un incendie au greffe du tribunal. Echange de bons procédés.
La leçon n’avait que partiellement porté ses fruits. Kramer était convaincu qu’il avait échappé à une condamnation pénale et à la prison grâce à sa rapidité de réaction et à son intelligence. Mais il était beaucoup moins intelligent qu’il ne le pensait. Il avait eu de la chance : si sa hiérarchie et les politiques avaient préféré le laisser filer, c’était surtout parce qu’il n’était pas un assez gros poisson pour éveiller l’intérêt des journalistes et autres empêcheurs de tourner en rond. Mieux valait écraser le coup.
Il s’était reconverti dans le privé, et cumulait les charges de conseiller de la sécurité du groupe Dolf avec celle d’adjoint à la mairie chargé des questions de sécurité. Apparemment, cela n’avait dérangé personne pour le moment, même pas les élus de l’opposition.
Son contact le plus fiable était le capitaine Ménard. Ménard savait que Kramer était un ex-flic, il savait aussi qu’il avait eu chaud aux fesses, mais qu’il s’en était sorti par le haut. Il l’admirait secrètement pour ces deux raisons. Les deux hommes se ressemblaient : sans scrupules, brutaux, et attirés par la violence, sous toutes ses formes. Le métier de flic leur avait permis d’assouvir une partie de leurs appétits, sans contrainte et sans trop de risque. Mais Ménard savait qu’un jour il quitterait lui aussi la police pour assumer des fonctions plus nobles et rémunératrices que celle d’un capitaine de commissariat de province. Kramer était pour lui l’exemple vivant de la réussite.
Ils se retrouvèrent dans un bar tenu par un obligé de Kramer, un maquereau condamné en 1985, amnistié en 95, qui l’informait régulièrement sur l’état d’esprit des forces de l’ordre, car c’était l’établissement préféré des flics de la ville. L’alcool était de bonne qualité, et les prix modérés.
Le bar tout en longueur était sombre et frais, tapissé de bois, avec des photos encadrées de stars du cinéma français d’après-guerre. Le tenancier était un fan absolu de Gabin, Ventura, Blier, Lefèvre, Constantin, Belmondo, Dalban, René Dary, Paul Frankeur, et d’une façon générale de tous ceux qui avaient incarné les flics ou les mauvais garçons dans les films, parodiques ou non, tirés des romans d’Albert Simonin.
Les deux hommes se retrouvèrent à une petite table dissimulée derrière le long bar en acajou et cuivre, invisible de la rue, mais aussi des consommateurs qui restaient au comptoir, ou attablés dans les box contre le mur qui lui faisait face.
Ménard était déjà servi – un double Jack Daniel – quand Kramer s’assit en face de lui. Périnaud, le patron, vint lui-même poser le verre et la bouteille d’aquavit glacé au cumin que Kramer consommait invariablement.
Les deux hommes trinquèrent en silence.
–  Où tu en es ? demanda Kramer.
–  On a le nom du type : Thomas Magnus. Connu pour consommation de produits, c’est tout. Marginal, poète…
–  Tu te fous de moi ? Poète ? Comment a-t-il pu trouver deux armes récentes en parfait état de marche et les munitions qui vont avec ?
Quelles sont ses fréquentations, ses habitudes ?
Ménard s’agita sur son siège. Il n’aimait pas le ton que venait d’employer Kramer. En plus, son allergie aux pollens était en train de lui provoquer un début de rhinite, et son humeur s’en ressentait, mais il n’osa pas se rebeller.
–  Rien pour l’instant. Il n’est pas sorti de son coma. On attend pour l’interroger.
–  C’est son vrai nom ?
–  Oui.
–  Signes de reconnaissances, tatouages, cicatrices ?
–  Rien de particulier, à part une tache de naissance bleue à l’intérieur de la cuisse droite. J’ai cru que c’était un tatouage, mais non.
–  Et dans le squat, ils t’ont dit quoi ?
–  Il était arrivé la veille. Il ne connaissait personne et il n’a parlé à personne.
–  Tu le crois, ça ?
Le sarcasme fit sortir Ménard de ses gonds.
– Ecoute, Kramer, ma putain de peine à jouir de patronne m’a fait savoir que je n’étais pas là pour faire chier les « artistes » de la rue Haute qui n’ont rien à voir avec l’attentat. Si tu n’es pas d’accord, tu n’as qu’à aller lui parler.
Kramer eut envie de baffer le flic, mais ce n’était pas de bonne politique. Kaplan ni peut-être même Dolf (Jean-Claude, pas Samuel) ne le lui aurait pardonné.
Pour donner le change, il se versa deux doigts d’alcool et vida son verre en deux lampées.
– Ecoute, mon gars, dit-il entre ses dents. Dolf a été extrêmement clair. Si l’enquête ne progresse pas à pas de géants, si tous les coupables, complices, ne sont pas trouvés et interpellés dans les heures qui viennent, il va y avoir du dégraissage.
Il se leva, jeta un billet de vingt euros entre les deux verres, et sortit.
Ménard regrettait de s’être emporté. Il n’avait aucun intérêt se brouiller avec Kramer. Mais putain, comment faire pour en savoir plus alors que cette épave de Magnus était toujours envapé ? Les armes de poing trouvées sous le matelas de Magnus étaient inconnues. Leurs numéros de série étaient limés, et ni les balles ni les douilles n’avaient parlé. Les deux pistolets venaient en toute probabilité de l’étranger, peut-être même avaient-elles transité par un autre continent avant de se retrouver ici.
Les paumes de Magnus étaient exemptes de résidus – ce qui ne voulait pas dire grand chose. Il n’avait été examiné que le lendemain, et il avait très bien pu porter des gants.
Mais ses vêtements aussi étaient exempts de résidus, et cela était plus difficile à expliquer, car personne ne l’avait vu dans d’autres vêtements que ceux qu’il portait au moment de son arrestation, et ils étaient raccords avec les vidéos qui montraient l’individu remonter l’avenue en provenance du café.
Guillaume Kramer était sur les nerfs en sortant du bar. Il connaissait un excellent moyen de se calmer. Il lui restait toutefois une tâche à accomplir, mais l’un n’empêchait pas l’autre.