DAJMA | Chapitre 18 – La Cité des Secrets
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Chapitre 18 – La Cité des Secrets

Qu’est-ce que je suis en train de laisser passer ?
Le blog de Charlène rencontrait de plus en plus de succès en ville. Elle avait fêté quelques mois plus tôt le mille cinq centième abonné à sa « zone membre payant» et elle avait été sollicitée par plusieurs régies publicitaires.
Pendant des années, après avoir passé son diplôme, elle avait ramé, aucune porte de journal ne s’était même entrouverte pour elle, elle avait vécu de petits boulots, barmaid, distributrice de prospectus, femme de ménage, avant de créer son blog.
Aujourd’hui, elle réussissait à en vivre. Elle n’était pas millionnaire, loin s’en fallait, mais gagnait l’équivalent d’un salaire de journaliste en début de carrière. Avec de la publicité, elle doublerait probablement ses revenus, mais elle hésitait à franchir le pas.
D’un autre côté, elle songeait depuis quelque temps à prendre quelqu’un avec elle pour étoffer la rubrique « sorties en ville », consacrée aux lieux les plus dignes d’être fréquentés, mais dans ce cas, la publicité deviendrait forcément partie prenante, et la contraindrait. Du moins, c’était ce qu’elle redoutait.
Jusqu’à présent elle ne s’était jamais occupée des faits divers, mais cette fois, c’était trop important et trop tentant.
Elle ne voulait pas traiter l’événement sous l’angle sensationnaliste. Elle cherchait l’angle original, humain, et aurait aimé par dessus tout trouver quelque chose qui n’était pas déjà paru dans la presse, nationale ou régionale, pour faire la différence.
Le court-métrage de Thomas Magnus avait eu un prix dans un festival, elle le chercha sur Youtube et Daily Motion, mais ne le trouva pas.
Elle aurait bien aimé découvrir un lien entre le massacre et le sujet du court-métrage, cela lui aurait donné matière à un article très intéressant. Tant pis.
Elle s’attacha à nouveau à la date. A quoi correspondait le 18 mars ? Etait-ce un pur hasard, ou bien ce jour avait-il une signification ? Etait-ce une date symbolique pour une secte, un groupuscule politique auquel le tueur aurait appartenu ?
Elle tapa « 18 mars » sur internet et trouva cette fois pas mal de réponses : naissance de la commune de Paris le 18 mars 1871, catastrophe du Torrey Canyon le 18 mars 1967, les accords d’Evian en 62… Elle soupira et se rendit compte qu’elle n’avait rien mangé depuis le matin. Quand elle se leva, la tête lui tourna. Elle alla ouvrir son frigo et commença l’inventaire. Une veille salade dans le bac à légume, une barquette de blancs de poulets dont la date de péremption était le 18 mars. Merde, se dit-elle, c’est un signe, qu’est-ce que je suis en train de laisser passer ?

Les morts je m’en fous, moi, c’est les vivants qui m’inquiètent.
Dolf rappela Kaplan et lui fit part de la conversation qu’il avait eu avec Bouchard. Kaplan ne fit aucune allusion au rendez-vous médical clandestin, même si c’était lui qui l’avait organisé. Il savait qu’il valait mieux laisser à son patron l’initiative des confidences.
Il frappa et entra, son portable à l’oreille. Il le rangea dans sa poche en s’asseyant face à Dolf – il était le seul qui pouvait le faire sans y avoir été invité – et répondit à sa question.
–  Vous avez raison. Bouchard n’y est pour rien. Il n’est pas fou. Le type que Ménard a arrêté n’est toujours pas sorti du coma. On en saura peut-être plus demain.
–  Oui. Au fait. Je vous remercie pour ce matin. Le médecin m’a l’air au point. C’est une belle femme.
–  En effet, dit Kaplan. Une très belle femme. Mais elle a d’autres qualités. Elle m’a guéri.
La secrétaire annonça à l’interphone que le maire, Samuel Dolf, et leur plus jeune frère, arrivaient.
– Faites les entrer. Kaplan se leva.
– Vous n’avez plus besoin de moi ?
– Non.
Il sortit, croisant sur le seuil les deux hommes.
Philippe, le plus jeune des trois frères, n’avait pas de fonction officielle. Il était appointé comme directeur de la communication dans le Groupe, ce qui ne signifiait pas grand chose, dans la mesure où ses deux frères aînés lui interdisaient toute initiative.
Mais à la différence de ses deux frères, il fréquentait beaucoup de monde en ville, et pouvait avoir perçu des rumeurs ou des racontars qui passaient largement au delà de la portée des oreilles de Jean-Claude et Samuel.
Sa femme Muriel sortait beaucoup et était encore plus au fait que lui de ces rumeurs.
Samuel alla se servir un whisky sur le plateau roulant disposé près de la grande bibliothèque vitrée. Il avait un penchant de plus en plus prononcé pour la bouteille, et son frère aîné le regarda sans chercher à dissimuler son mépris. Samuel était toujours bel homme, mais ses traits avaient perdu leur finesse ces deux dernières années, et malgré le bronzage artificiel et les soins esthétiques, un début de couperose étendait son réseau sur son nez et ses joues, et des poches se dessinaient sous ses yeux.
Philippe s’assit et examina le pli de son pantalon. Ce fut lui qui brisa le premier le silence.
– C’est curieux que cet attentat ait eu lieu le 18 mars, vous ne trouvez pas ? lança-t-il.
Ses deux aînés échangèrent un regard.
–  Pourquoi tu dis ça ? demanda Jean-Claude.
–  Il n’y a pas eu une catastrophe ici, il y a une quarantaine d’années, un 18 mars ? Je n’avais pas encore douze ans, mais je sais qu’on en a parlé pendant longtemps… Il y a même eu des commémorations, jusqu’en 2000 au moins, non ?
–  Exact, dit Samuel. Un accident de chemin de fer. Un drame affreux.
–  Il y avait eu combien de morts, dans cet accident de chemin de fer ?
–  Six jeunes gens, si je me souviens bien, reprit Jean-Claude. Mais je ne vois pas le rapport entre cet accident vieux de quarante ans, aussi tragique fut-il, et l’attentat d’hier. C’est une pure coïncidence. Il y a des gens qui ont évoqué un lien entre les deux, en ville ?
Philippe secoua la tête.
–  Pas à ma connaissance. Et Muriel ne m’a parlé de rien.
–  Eh bien tu vois.
–  Je ne vois rien, dit Philippe. C’est quoi l’objet de cette réunion ?
–  Cette catastrophe arrive en période de crise, dit Jean-Claude. On a gagné encore une fois les dernières élections, mais tout juste, alors que normalement on aurait dû être porté par la vague anti-gauche.
–  Ce n’est pas de notre faute, dit Samuel en avalant une lampée de whisky.
–  Ça, c’est toi qui le dis, reprit Jean-Claude sèchement. Tu as laissé la possibilité à l’opposition de prendre sa place dans le débat, tu ne sais pas maintenir ton autorité de maire, mais pour l’instant ce n’est pas la question. Le Groupe a déjà investi cinq millions d’euros en études et en achats de terrains et d’immeubles avec la perspective des championnats, et à présent il va falloir en toute probabilité changer notre fusil d’épaule. Juste au moment où s’engage la bataille juridique contre Walmer et l’association des habitants du lotissement du Puiseux.
Philippe bailla et regarda du côté des hautes fenêtres. Même si sa présence en temps que frère était requise, il était exclu de fait de toutes les décisions importantes. Il ne se sentait pas concerné. Il se leva et sortit son téléphone portable.
– Vous n’avez pas besoin de moi, dit-il. J’ai rendez-vous. Jean-Claude le regarda, furieux.
– Rassieds-toi. Tu es aussi impliqué que nous.
– Ce lotissement pourri de Puiseux, est-ce que vous m’avez demandé mon avis ? Est-ce que vous m’avez demandé si j’étais d’accord pour que vous fassiez affaire avec Bouchard? Est-ce que vous m’avez demandé si j’étais d’accord pour soudoyer les experts quand on a commencé à sonder le sous-sol il y a dix ans ?
Jean-Claude frappa du plat de la main sur la table, mais Philippe ne se tut pas pour autant.
– Non, vous ne m’avez rien demandé. Vous avez fait votre cuisine à votre façon, et maintenant vous venez pleurnicher. Putain de merde ! Puisque c’est vous qui allez trancher de toute façon et que je n’ai pas voix au chapitre, je vous salue messieurs. De toute façon on dîne ensemble ce soir en compagnie de nos charmantes épouses, non ?
Il s’éclipsa.
Samuel et Jean-Claude Dolf se regardèrent, atterrés. Jamais leur petit frère ne s’était adressé à eux sur ce ton. Jean-Claude se demanda même fugitivement si il n’avait pas gravement sous estimé leur puîné, et s’il n’aurait pas fait un meilleur maire que Samuel, dont la façade s’effritait, et qui manquait autant d’intelligence que de courage.
–  Ces morts n’ont pas fini de nous emmerder, dit Samuel d’une voix pâteuse.
–  Les morts je m’en fous, répliqua Jean-Claude. Moi, ce sont les vivants qui m’inquiètent.
Samuel se resservit deux doigts de whisky et l’avala d’une lampée. Ça promet pour ce soir, se dit Jean-Claude. Et surtout pour la suite.

 

 

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