DAJMA | Chapitre 17 – La Cité des Secrets
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Chapitre 17 – La Cité des Secrets

Charlène rentra dans son petit appartement situé en périphérie du parc Montcalm, et alla chercher sur internet les articles référencés à Thomas Magnus.
Il y avait plus de 57 millions de références, ce qui la surprit un peu, mais à la réflexion, Magnus devait être un nom pratiqué depuis l’antiquité. Elle ne se découragea pas avant d’avoir parcouru un millier d’images et une centaine de pages. Mais le Thomas Magnus qu’elle recherchait n’apparaissait toujours pas.
Elle eut une idée et tapa la première strophe du poème.
L’ordinateur moulina quelques instants et une dizaine d’articles sortirent cette fois.
Le premier était le bon : Thomas Magnus était identifié comme poète.
Il avait édité cinq ans plus tôt à compte d’auteur une plaquette de poèmes, intitulée « Noirceur ». Cette plaquette avait eu le prix de la chambre de Commerce, ici même. Officiellement, il n’avait rien écrit d’autre.
Charlène scanna le poème manuscrit, rangea l’original dans sa chemise et le relut, cette fois entièrement, sur son ordinateur de bureau.
Elle n’était pas sensible à la poésie, et elle devait admettre que la violence martelée à chacune des cent strophes provoquait chez elle un sentiment étrange, fait de fascination et de peur mêlées. Thomas Magnus était peut- être un fou criminel, mais il avait aussi un véritable talent d’évocation.
Les références à la mort, aux instruments qui blessent, tuent et torturent, à la souffrance, à la solitude et à la peur étaient incessantes et obsédantes. Dans l’univers de Thomas Magnus la violence et l’injustice régnaient en maîtres. Cela suffisait-il pour faire de lui le tueur du café du centre ? Charlène hésita. Elle avait suffisamment d’éléments pour un premier article. Mais il y avait autre chose qui la faisait tiquer. Une strophe au milieu du poème, différente des autres, moins sanglante et peut-être encore plus obscure :
Mais non : j’erre en vain dans l’ombre, je rampe de lieu en lieu
Soixante-dix sept jours, soixante-dix-sept nuits restaient à vivre
Mais elle frottait son ventre plein aux pages rouges du Livre,
Pétrie de faux espoirs, bercée de promesses ivres,
Gémissant dans l’attente que le dernier saint la délivre…

Qui était cette inconnue au ventre plein, gémissante et en attente d’une délivrance venue d’un saint. Son ventre plein… Elle était enceinte, c’était évident. Pourquoi devait-elle attendre 77 jours et autant de nuits ? Et pourquoi frottait-elle son ventre plein à ces pages rouges ? Rouge de sang ?
Un souvenir s’imposa à elle. Elle était gamine, et son grand-père s’était endormi au coin de la cheminée, un livre épais posé sur les genoux. Un livre à la couverture de cuir noir et à la tranche rouge. Ce livre, c’était la Bible. Etait-ce de cela que le poème parlait ? Une femme enceinte, qui s’imprègne du message biblique, « pétrie de faux espoirs, bercée de promesses ivres »… Non, les promesses ivres venaient d’ailleurs. Du père de son futur enfant ? Et qui était ce « dernier saint » ?
Elle retourna sur internet et découvrit que Thomas Magnus avait réalisé et écrit un court-métrage quelques années plus tôt. Du coup, elle trouva des éléments biographiques sur IMDB, et les nota sur son carnet.
Né le 31 décembre 1977… Elle compara aussitôt ce chiffre aux soixante- dix-sept jours et autant de nuits… Cela ne voulait rien dire. Ou alors si ? Mais dans son poème il parlait de jours, pas d’années… Thomas Magnus était un peu plus vieux qu’elle, mais pas tellement. De se dire qu’elle était déjà née dans les années soixante-dix l’orienta vers un autre train d’idées, plus personnelles.
Putain, je vais bientôt avoir quarante ans, quelle catastrophe, songea-t-elle en enfilant sa veste. Qu’est-ce que j’ai foutu de ma vie ?

Tu es pour quelque chose dans l’attentat ?
Jean-Claude Dolf avait horreur de l’indécision. En rentrant de l’hôtel, il commanda un thé léger à sa secrétaire, et posa la main sur le téléphone.
Il vit l’indicatif de Kaplan clignoter sur la ligne intérieure, mais l’ignora pour le moment. Il appuya sur une autre touche.
– Appelez-moi Aladin Bouchard, ordonna-t-il.
Il attendit une bonne minute, le temps que sa secrétaire communique avec celle d’Aladin. Celui-ci le fit patienter. C’était prévu. Aladin était intelligent, mais ô combien prévisible. C’était sans doute la raison pour laquelle il n’était pas arrivé à supplanter les Dolf ici. Il manquait d’envergure et d’imagination. Au fond, c’était un gagne-petit, un fils d’ouvriers agricoles qui n’avait pas su profiter à fond de ses dons et de sa chance…
Il entendit un déclic et le souffle de son ennemi au bout du fil.
– Tu es pour quelque chose dans l’attentat ? demanda-t-il d’emblée. Aladin rugit d’indignation.
–  Quoi ? Pourquoi j’aurais fait cette connerie ? Tu es devenu fou, Jean- Claude !
–  Pour avoir ma peau. Ça fait des années que tu ne penses qu’à ça. Et tu as encore essayé de me baiser sur la construction du nouvel hypermarché ! Je sais que tu as soudoyé le bureau d’études !
–  Prouve-le, dit Aladin plus calmement. Je ne suis pour rien dans cet attentat. Ma fille Gaëlle est à l’hôpital, parmi les victimes ! Tu crois que j’aurais pris un tel risque ?
–  Tu ne pouvais pas savoir qu’elle serait là à cette heure.
–  Je n’ai rien avoir avec ça et tu le sais bien. Si tu crois que c’est le moment de faire des conneries, avec ce que Walmer nous prépare ! Et si c’était toi, pour détourner l’attention des électeurs ? Pour vous faire passer pour des martyrs ? Ça vaut bien le sacrifice d’un cousin, non ?
Du plus con de la famille !
–  Ce n’est pas moi, dit Dolf, sur la défensive. Ça fait dix ans que j’essaie d’avoir un événement sportif majeur ici. Et là c’est foutu. Et tu as raison, c’est Walmer le danger aujourd’hui.
Dolf se dit soudain qu’il avait cédé à une impulsion stupide. Evidemment que ce n’était pas Bouchard. En accusant l’homme d’affaire sans même un embryon de preuve, il avait simplement exposé son désarroi. C’était un aveu de faiblesse, qui plus est, devant son plus vieil ennemi.
–  Il fallait juste que je sois sûr, dit-il. On doit se tenir les coudes face à Walmer.
–  C’est ça, dit Aladin en raccrochant.
Dolf n’est plus ce qu’il avait été, se dit Aladin, sentant sa colère céder la place au calcul. Cet attentat avait tout de même l’avantage de fragiliser les Dolf en prouvant qu’ils avaient d’autres ennemis que lui, des ennemis capables d’abattre en public un Dolf, et d’effacer à tout jamais leurs ambitions sportives pour la ville.
Mais le coup de fil de Jean-Claude Dolf l’avait ramené à des préoccupations plus urgentes. Le problème des lotissements au nord de la ville pouvait attendre, ainsi que Walmer et son association de crétins.
Il appela l’hôpital de la Timonerie et demanda à parler au service de neurologie.
La santé de sa fille Gaëlle n’était pas en danger, mais elle n’y voyait toujours pas. Il tenta de savoir s’il y avait des traitements possibles, aux Etats-Unis, mais le neurologue lui répondit sèchement qu’il en doutait. Tout ce qui était humainement possible était fait. Pour l’instant, il n’y avait pas d’autre solution que d’attendre.
Il songea un instant à embarquer Gaëlle de force, mais ce n’était pas une bonne idée. Elle ne le lui pardonnerait jamais.

 

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