DAJMA | Chapitre 14 – La Cité des Secrets
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Chapitre 14 – La Cité des Secrets

Les hôpitaux me font très peur, je ne peux pas y entrer
Gaëlle prit la lettre et l’ouvrit.
Elle déplia le feuillet et passa la main dessus.
– Ça t’embête de me la lire ? demanda-t-elle à sa belle-mère.
Marianne lui prit la lettre des mains et jeta un coup d’œil sur les quelques lignes que contenait la missive.
Lectrice experte et intuitive, elle perçut aussitôt l’essentiel du contenu de la lettre. Que pouvait-elle faire ? Refuser de la lire ? C’était impossible.
Il n’y avait pas d’échappatoire. Et Gaëlle, malgré sa fragilité apparente, était de taille à supporter ce nouveau coup du sort.
Elle s’éclaircit la gorge.
« Gaëlle, je ne supporte pas l’idée de te savoir ici, de savoir ce qu’ils t’ont fait, cela me fait mal à un point que tu ne saurais imaginer, au point même que je n’aurai pas la force d’affronter ta douleur. En plus les hôpitaux me font très peur, je ne peux pas y entrer. Mais je sais que tu es en de bonnes mains, et je te souhaite une prompte guérison. Je t’embrasse aussi fort que je pense à toi Sonia»
Marianne releva les yeux. Gaëlle la fixait sans la voir. Deux grosses larmes jaillirent de ses yeux et dévalèrent des joues. Elle les essuya rageusement.
–  Elle n’en vaut pas la peine, dit Marianne.
–  Je sais. Je ne veux pas pleurer.
Elle se mit à sangloter. Marianne la serra dans ses bras, pleurant à son tour. De rage. Si seulement elle tenait cette fille devant elle…
Elle sentait les larmes de Gaëlle dégouliner dans son cou et imbiber son chemisier.
–  Quelle garce, si seulement je la tenais… Je crois que je lui tordrais son sale cou…
–  C’est toi qui parles comme ça ? hoqueta Gaëlle, mélangeant le rire et les larmes. Je ne t’ai jamais entendu dire ces mots là. Qu’est-ce que je suis nulle, quand même, pour tomber amoureuse d’une fille aussi égoïste !
Marianne la serra plus fort, sans répondre.

J’aimerais que tu ne parles à personne de ce texte
Pauline Verdier repensait à son aventure nocturne quand Romain vint l’interrompre en lui tendant une feuille dactylographiée.
– J’ai trouvé ça dans le rayon livres classiques, à la lettre M, dit-il. Coincée entre deux livres.
Pauline lui prit la page des mains avec un sourire. Le garçon était étonnant de précision.
Son sourire s’effaça dès qu’elle commença à lire.

Le petit immeuble du XVIIIème où se cachait le tueur était une ancienne imprimerie qui avait périclité, comme la plupart des imprimeries à l’arrivée des ordinateurs puis d’internet. La chambre de commerce présidée par Jean- Claude Dolf avait saisi les biens meubles et immeubles de l’imprimeur une dizaine d’années plus tôt, et le groupe immobilier qui avait racheté l’imprimerie pour une somme symbolique l’avait laissée aux mains des squatters pour faire baisser artificiellement la valeur des habitations de la rue. Ce groupe immobilier était une filiale de la holding irlandaise qui était elle-même une filiale de l’empire Dolf et leur appartenait, comme leur appartenait l’asile où le vieil employé des Dolf avait été assassiné. Malheureusement pour eux, le groupe immobilier avait fait un mauvais calcul. Une communauté de jeunes artisans-artistes s’était installée dans le squat, et plusieurs articles élogieux avaient paru sur internet, signalant l’originalité des œuvres créées. Le prix des maisons mitoyennes n’avait en fin de compte subi aucune perte, deux des artistes avaient été exposés en ville, et il était temps de vider le squat avant que le Ministère de la Culture ne décide de s’intéresser à l’expérience.
Mais comment faire sans s’attirer les foudres de l’opposition, et, surtout, d’une notable partie de la population, qui après avoir vu d’un mauvais œil s’installer et proliférer cette aberration dans le plus vieux quartier de la ville, s’était non seulement habituée à cette nouvelle population, mais tirait une fierté certaine de côtoyer dans cette rue qui datait des Romains une expérience artistique novatrice que beaucoup de villes plus importantes, y compris Paris ou Lyon, aurait pu envier à la cité.

– C’est marrant, dit Romain, j’ai visité le squat de la rue Haute avec l’école il y a un an. Il y a des types qui font des choses super, dedans, on dirait de la science-fiction. Une fusée en alu avec un intérieur entièrement en velours rose et des lumières qui tournent, des BD murales, genre Mangas…
Pauline le regarda sans entendre vraiment ce qu’il disait. Ce qu’elle voyait, par delà les livres et les étagères, c’était la pénombre douillette de sa chambre transformée en prison obscure, par la seule présence de l’inconnu. C’était lui qui semait ces pages, ce ne pouvait être que lui. Mais pourquoi ? Et à quoi cela rimait de parler du squat de la rue Haute ? Y avait-il un rapport avec le massacre du café du centre ? Encore une fois, que devait-elle faire ? Il lui avait bien dit qu’il avait arrêté d’écrire, qu’il préférait lui parler… Pourquoi avoir changé d’avis ? Ou alors ce texte était-il caché là déjà depuis un moment ?
– Ça va, Pauline ? dit Romain. Tu te sens bien ?
Elle tenta de le rassurer d’un sourire, mais ce ne fut pas sans mal.
–  Oui, tout va bien… Je n’ai pas très bien dormi, c’est tout. Je peux te demander quelque chose ?
–  Oui, bien sûr.
–  J’aimerais que tu ne parles à personne de ce texte, ni du précédent d’ailleurs.
–  Tu me l’as déjà dit. De toute façon je ne vois pas à qui je pourrais en parler. Mes parents s’en moquent, et je ne te parle pas d’Albane, elle ne s’intéresse qu’à ses fringues. Albane était sa sœur aînée.
–  En classe non plus. A tes amis.
–  D’accord. Promis.
Il paraissait plus intrigué par sa demande que par les textes eux-mêmes, et elle se demanda si elle avait bien fait de lui faire promettre de ne rien dire, risquant par là de souligner inutilement l’importance qu’elle attribuait à ces écrits.
Il respire, c’est tout ce que je peux dire.
Ils encerclèrent l’homme étendu sur un futon à même le sol, leurs armes pointées sur sa tête. L’allure générale et les vêtements correspondaient, y compris une déchirure au bas de l’imperméable que les enquêteurs avaient remarqué en grossissant les photos extraites des vidéos. L’homme dormait, la bouche entrouverte, ses lèvres sèches craquelées. Les paupières disjointes laissaient entrevoir le liseré blanc de la cornée. Il avait une barbe roussâtre vieille de trois jours, et ses mains étaient posées sur sa poitrine, comme celles d’un gisant. Les ongles étaient rongés, des croûtes couronnaient certaines de ses phalanges, ainsi qu’une de ses pommettes. Reliques d’une bagarre déjà ancienne ? Un bonnet sombre, noir ou bleu très foncé, au bord roulé, lui descendait jusqu’au milieu du front. Malgré son mauvais état général, il ne semblait pas âgé. Trente-cinq ans – quarante tout au plus.
D’un élan, les flics lui saisirent les avant-bras et les chevilles et le retournèrent comme une crêpe. Ils lui rabattirent les bras dans le dos et firent claquer les menottes sur ses poignets. Ils se regardèrent étonnés. Il n’avait pas manifesté l’ombre d’une résistance.
Ménard se pencha sur le visage enfoncé dans le futon, et le tourna sur le côté. Un filet de bave courait du coin de la bouche de l’homme à son col.
Il respirait, mais ne se réveillait toujours pas.
– Il est KO, dit Ménard. Destination la Timonerie.
Ils le fouillèrent rapidement, sans rien trouver d’autre sur lui qu’un carnet à spirale et un stylo-bille noir.
Un des flics souleva le futon par acquit de conscience et tous retinrent leur respiration.

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