DAJMA | Chapitre 11 – La Cité des Secrets
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Chapitre 11 – La Cité des Secrets

Une présence obscure, invisible, avait envahi son univers, la rendant totalement exposée et vulnérable. C’était impossible – elle avait bien fermé le verrou de la porte d’entrée, unique accès à son cocon. Et pourtant… Son duvet se hérissa sur ses cuisses et ses avant-bras.
Et si elle se trompait ? Si c’était une de ces illusions qui vous envahissent la nuit, contre lesquelles l’esprit encore anesthésié par le sommeil n’a pas la force de lutter ? Elle arriva presque à se convaincre, et sentit son corps réagir à l’unisson, ses membres se décrisper, ses battements de cœur s’apaiser un peu…
C’est à cet instant qu’elle perçut – et cette fois il ne pouvait pas y avoir de doute – un raclement de gorge derrière elle.
La terreur la frappa avec la violence d’un coup de dague en pleine poitrine.
– N’ayez pas peur, si vous ne criez pas, si vous ne bougez pas, il ne vous arrivera rien, Mademoiselle Verdier, murmura une voix douce.
Je vais faire pipi dans le lit, songea Pauline Verdier.
– Je ne suis pas un voleur, je ne suis pas un violeur, poursuivit la voix sur le même ton.
Et cette déclaration eut l’effet escompté. Pauline sentit ses muscles se détendre un peu, et sa peur panique refluer.
–  Que voulez-vous ? murmura-t-elle à son tour.
–  Je vais y venir. Mais il faut d’abord que vous soyez assez apaisée pour m’écouter et comprendre ce que je vais vous dire.
La voix se tut une dizaine de secondes, avant de reprendre.
–  D’abord croyez bien que je n’ai envahi votre intimité que par nécessité, et je tiens à m’excuser pour le désagrément que je vous cause. J’essayerai de le compenser dans la mesure du possible.
–  Je ne veux pas de compensation, je veux que vous partiez de chez moi, osa dire Pauline en se redressant de quelques centimètres.
–  Si vous avez l’intention de vous retourner pour me voir, je serais contraint de vous couper la gorge, dit la voix sur un ton toujours aussi bas et mesuré. Ne m’obligez pas à une telle extrémité.
–  Ne me faites pas de mal, je vous en prie, dit Pauline.
–  Ne me regardez pas, et tout ira bien. Je vous ai observé dans votre librairie, je vous ai longuement observée, et vous me paraissez être une personne honnête et fiable. Et aussi, comme souvent les grandes lectrices, à la fois réservée et en retrait, et pourtant curieuse de la vie et de tout ce qui concerne la condition humaine.
Pauline n’avait que faire de ces compliments.
– Que voulez-vous ? répéta-t-elle.
– Je veux vous exposer des faits au sujet de ma vie et de certaines personnes qui vivent dans cette ville et la salissent par leur seule existence.
Elle eut une soudaine illumination.
– Le manuscrit, c’est vous ?
–  Les quelques pages que j’ai laissées… Oui. Mais à la réflexion, je me suis dit que je préférais vous parler que vous écrire. Un manuscrit peut trop facilement tomber sous les yeux d’une personne non souhaitée. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit, non ?
–  Pourquoi vous n’allez pas voir un psy ? Pourquoi moi ?
–  Parce que ma santé mentale est parfaite. Pauline s’abstint de commentaire.
–  Parce ce que j’ai de l’estime pour vous et que je sais que vous ne répéterez rien avant que je vous y autorise – si vous me le promettez.
–  Mais je n’ai rien à vous promettre. Et je ne veux pas de vos confidences !
–  Je pense que vous changerez assez vite d’avis quand j’aurai commencé à vous parler. Et de toute façon, le problème n’est pas là. Je suis seul, je ne peux me confier à personne, et cette situation me pèse aujourd’hui au point que je ne la supporte plus. Si vous refusez, je serai contraint de vous réduire au silence et de chercher quelqu’un d’autre à qui parler.
–  Oh Mon Dieu, murmura Pauline avec un début de sanglot dans la voix. Si vous voulez me tuer, tuez-moi et ne cherchez pas de prétexte foireux.
–  Encore une fois, je ne vous veux aucun mal, il n’y a aucune raison de vous inquiéter. Je veux vous parler, c’est tout. Vous raconter des choses qui vous intéresseront sûrement, vous passionneront même peut-être. D’ici quelques années, vous repenserez sans doute avec nostalgie à ces quelques heures de présence que je vous impose et peut-être même avec le regret que cela n’ait pas duré plus longtemps…
–  En plus vous vous moquez de moi ? Dit Pauline.
La voix resta silencieuse, cette fois. Un silence qui devint bientôt insupportable à Pauline, compte tenu des circonstances.
–  Bon, je suppose que de toute façon je n’ai pas le choix, reprit-elle. Demain j’ouvre ma librairie à neuf heures et demie, et j’aimerais quand même avoir un peu de sommeil, sinon je ne tiendrai pas longtemps. Vous comptez me tenir éveillée combien de temps ?
–  Une heure par nuit, trois à quatre nuits par semaine. Pas plus.
–  Trois à quatre nuits… Eh bien, allez-y, dites-moi de que vous avez à dire.
– Pas maintenant, la nuit prochaine. Ou celle d’après.
– Quoi ? Je ne pourrai jamais m’endormir en sachant que vous pouvez débarquer n’importe quand en plein milieu de la nuit dans ma chambre.
– Très bien. Mais voici comment je procèderai dorénavant. Je viendrai à minuit – Je sais que vous vous endormez rarement avant une heure du matin. Je veux que vous soyez déjà couchée, et que vous ne cherchiez ni à me voir ni à m’enregistrer – ni bien sûr à me faire arrêter. Vous éteindrez la lumière à minuit moins dix. Si je ne suis pas là à minuit cinq, c’est que je ne viendrai pas cette nuit là et vous pourrez reprendre vos lectures ou vous endormir tranquille.
-Et si je suis sortie chez des amis ?
– Je le saurai. Je viendrai un autre jour.
– Bon. Comment avez-vous fait pour entrer ?
– Vos serrures ne peuvent pas retenir un voleur expérimenté plus d’une trentaine de secondes, et mes compétences en ce domaine vont bien au delà de celles de la plupart des voleurs. Cela fait à présent trente- cinq minutes que nous parlons. Je pense que je vous ai rassurée. Je vais m’en aller. Dormez bien.
– Facile à dire. Vous avez fichu ma nuit en l’air.
Il y eut un silence.
– Eh, vous êtes encore là ?
– Oui, je réfléchissais. Si vous n’avez pas sommeil, peut-être pourrais-je commencer…
Il y avait une certaine timidité dans le ton de l’inconnu qui redonna du courage à Pauline. Elle se carra contre ses coussins et soupira. Après tout, pourquoi pas. Au point où elle en était…
–  Allez-y, dit-elle. J’ai toujours adoré qu’on me raconte des histoires.
–  Je sais, dit la voix. Je vais donc commencer par le début. Je suis né dans un petit village dont le nom ne vous dirait rien, près de Cracovie.
–  En Pologne ?
–  Oui, mais je vous prierai dorénavant de ne pas m’interrompre. Mes parents ont émigré en France quand j’avais cinq ans. J’étais enfant unique. Ma mère est morte l’année d’après dans un accident banal, et mon père m’a confié à sa sœur plus jeune qui entre temps était également venue en France. C’est elle qui m’a élevée et m’a enseigné ses principes.
Comme de s’introduire de nuit chez une femme seule ? Songea Pauline. Malgré tout, à mesure que l’inconnu avançait dans son récit, elle se sentait de moins en moins inquiète. Elle trouvait presque plaisant d’écouter ce récit. L’inconnu poursuivit encore pendant une dizaine de minutes l’histoire de sa prime enfance, avant de s’interrompre.
–  Je crois que vous n’écoutez plus vraiment, reprit-il. Je vais vous laisser vous reposer à présent. A bientôt. Bonne nuit.
–  Bonne nuit, répondit machinalement Pauline.
Elle attendit une quinzaine de secondes, à nouveau pleinement réveillée.
– Vous êtes encore là ou vous êtes parti ? dit-elle.
Il n’y eut pas de réponse. Elle regarda le chat. Il s’était rendormi.
– Oh merde…
Elle alluma sa lampe de chevet et se redressa. Osa enfin regarder derrière elle.
L’homme avait dû s’asseoir dans la liseuse disposée à côté de la porte. Une dépression semi-circulaire creusait le coussin. Mais le responsable de cette dépression avait disparu. La porte était entrouverte, comme quand elle s’était couchée.
Elle se leva et posa la main dans le creux du coussin. Il était encore tiède. Elle n’avait pas rêvé.

 

Version PDF : « Une présence obscure avait envahi son univers »