DAJMA | Chapitre 10 – La Cité des Secrets
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Chapitre 10 – La Cité des Secrets

Je suis amoureuse
Le soir était tombé, et la vague de fond qui avait secoué la ville commençait à s’apaiser.
– J’aurais dû t’écouter, dit Gaëlle d’une voix presque normale, dans le silence de la chambre.
Marianne se redressa d’un bond. Il était minuit et elle s’était assoupie depuis quelques instants dans le fauteuil inclinable fourni par l’administration de l’hôpital.
–  Quoi ? Quoi ? C’est toi qui as parlé, ma chérie ? dite-elle en saisissant la petite main de Gaëlle. Tu es réveillée ?
–  Oui, reprit Gaëlle. Si j’étais entrée dans ton cabinet à Paris, je n’en serais pas là.
Marianne sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle serra la main de sa belle-fille.
–  Comment tu savais que c’était moi ? Ça veut dire que tu vois ! C’est merveilleux.
–  Non, je ne vois rien. Mais j’ai senti ton parfum. Il n’y a que toi qui sens comme ça. Et je t’ai entendue respirer. Ça fait un moment que je suis réveillée.
Marianne se rapprocha et la prit dans ses bras.
– Ma chérie… Comment tu te sens ?
Gaëlle posa la tête contre l’épaule de Marianne.
–  J’ai mal à la tête… Et j’ai si peur.
–  Tu vas vite te rétablir.
–  Tu crois que je verrai à nouveau ?
–  Evidemment que tu verras.
–  Je crois qu’en fait, ils ne savent rien.
–  Pourquoi tu dis ça ? Il y a ici un très bon neurologue, et sinon je t’emmènerai à Lyon ou à Paris…
–  En attendant, qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ? Je suis aveugle !
–  Tu n’es pas aveugle! Tu as eu un accident, mais d’ici quelques semaines tout rentrera dans l’ordre.
–  Peut-être, dit Gaëlle. Bon… Je vais essayer de ne pas paniquer. Il y a eu beaucoup de blessés à part moi ?
–  Quelques-uns, je ne sais pas combien.
–  Et il y a eu des morts?
Marianne hésita un instant, mais cela ne servait à rien de cacher la vérité à la jeune femme.
–  Deux, à ma connaissance. Un Dolf, adjoint à la mairie, et un allemand…
–  On a arrêté quelqu’un ?
–  Pas que je sache. Tu devrais dormir, tu ne crois pas ?
–  Je n’ai pas très sommeil, mais je suis quand même fatiguée…
Elle bailla.
– Tu seras là encore demain ?
– Evidemment.
– Tu n’as pas de dossier urgent à Paris ? – Rien qui mérite que je te laisse seule.
Il y eut un long silence. Les deux femmes entendirent au loin une sirène, et plus près, le cri d’un oiseau de nuit.
–  Je ne suis pas vraiment seule, dit Gaëlle, mais je suis contente que tu sois là, tu ne sais pas à quel point.
–  Ton père était là aussi.
–  Je sais.
–  Tu sais que je ne le porte pas dans mon cœur, mais il est très atteint…
–  Oui, dit Gaëlle. Il considère que je lui appartiens, et il n’aime pas que ses propriétés mobilières et immobilières subissent des dégâts.
–  Tu n’es pas trop dure ?
–  Tu sais très bien que j’ai raison. Mais on arrête de parler de lui. Bruno
Walmer est un super patron. Et puis…
–  Oui?
–  Je suis amoureuse.
–  Ah. Depuis quand ?
–  C’est tout récent. Mais je crois que c’est réciproque. Ça fait très longtemps que je n’ai pas été… Que je n’ai pas éprouvé un sentiment aussi fort…
–  Et où se trouve cette personne ? demanda Marianne. Tu veux que je l’appelle et que je la prévienne ?
–  S’il te plaît, oui. On devait se retrouver au café… A midi…
Marianne eut un mauvais pressentiment. Pourquoi cette personne n’était- elle pas ici avec Gaëlle si elles étaient si liées ? Etait-elle blessée elle aussi ?
–  Je vais l’appeler, si tu veux ? proposa-t-elle sur un ton léger.
–  Super. Son numéro est dans mon portable. Elle s’appelle Sonia.
–  Ah…
Marianne soupçonnait depuis longtemps sa belle-fille d’être plus attirée par les femmes que par les hommes, mais elles n’avaient jamais eu de franche discussion sur le sujet, et c’était la première fois que Gaëlle le lui confirmait explicitement.
Marianne alla chercher les affaires de Gaëlle dans l’armoire, émue de la confiance de Gaëlle.
– Je ne trouve pas ton portable, dit-elle au bout de quelques instants.
– Ah merde, j’ai dû le perdre dans la bagarre… Mais son nom est dans l’annuaire. Vlaminck, comme le peintre. Sonia Vlaminck.
Marianne sentit que Gaëlle éprouvait du plaisir à prononcer le nom de son amie.
– Elle a dû rentrer chez elle quand elle ne m’a pas trouvée au café.
Et elle n’avait même pas cherché à savoir si Gaëlle était indemne ? Bizarre…
–  Finalement j’ai sommeil. Maintenant, si tu laisses ta main dans la mienne, je vais essayer de dormir un peu.
–  D’accord.
–  On est très égoïste, quand on est malade, hein ? murmura Gaëlle. Je sais que ça ne se fait pas, mais j’en profite. Tu es bien installée au moins ?
Elle avait froid et commençait à avoir des crampes dans le bas du dos, mais ne l’aurait avoué pour rien au monde à sa belle-fille chérie.
– Tout va bien, je suis parfaitement installée, dit-elle en en se tortillant sur le skaï rembourré du fauteuil. Et tu n’es pas malade. Tu es blessée, mais tout cela ne sera bientôt qu’un mauvais souvenir.

Ne me faites pas de mal, je vous en prie
A trois kilomètres à vol d’oiseau de l’hôpital, dans sa chambre douillette au dernier étage de la petite maison que les Verdier possédait depuis un demi- siècle, place Du Guesclin, Pauline Verdier dormait, la main posée sur une réédition de poche des historiettes de Sade. Elle aimait l’érotisme léger, l’humour et la belle langue de ces petits contes en forme de fables. Son époque de prédilection était le siècle des Lumières, mais elle redoutait les autres œuvres de Sade et la terrible violence qui s’en dégageait. Le sado- masochisme ne faisait pas partie des fantasmes de Pauline Verdier. Son chat Murr (nommé ainsi d’après le roman d’Hoffmann) dormait également, roulé en boule à ses pieds.
Le chat Murr remua une oreille et releva la tête, aux aguets. La respiration de sa maîtresse s’amplifia brusquement, puis ralentit à nouveau et s’égalisa. Mais le chat resta la tête levée, les oreilles attentives.
Pauline Verdier remua un peu les pieds, et ouvrit les yeux à son tour. Qu’est-ce qui l’avait réveillée ? Elle n’aurait pas su le dire. A cette heure de la nuit, dans sa petite maison de ville, à l’écart des grands axes, le silence pouvait être plus profond qu’en rase campagne. Rien. Pas un signe de vie. Elle avisa dans la pénombre les oreilles pointues de son chat qui se détachaient sur la lumière pâle venue du dehors, tamisée par les rideaux en lin écru.
Elle se rendormit, puis se réveilla à nouveau, quelques instants plus tard. Quelque chose avait changé dans la pièce. Le chat était toujours à la même place, la pénombre aussi douce, le silence aussi profond. Non. Le silence n’était plus le même. C’était imperceptible, mais une fois qu’elle eut pris conscience de ce changement, son cœur se mit à battre de plus en plus fort, de plus en plus vite, au point qu’elle n’entendit plus que lui.
Il lui fallut une bonne dose de courage pour admettre ce que tous ses sens savaient déjà. Elle n’était pas seule dans la chambre.

 

Version PDF : « Je suis amoureuse »