DAJMA | Chapitre 8 – La Cité des Secrets
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Chapitre 8 – La Cité des Secrets

Qui avait intérêt à commettre ce crime ignoble ?
A quatre kms de là, dans son bureau de président du Groupe Dolf, Jean- Claude Dolf était avec son frère Samuel – le maire. Les deux autres hommes présents étaient son conseiller, Jérôme Kaplan, et celui de son frère, Guillaume Kramer, ex-RG.
Les soixante mètres carrés du bureau dans lequel avait lieu la réunion de crise était situé au quatrième et dernier étage d’un des plus beaux immeubles de la ville, situé lui-même au sommet de la plus haute des trois collines de la cité. Les grandes fenêtres à petits carreaux donnaient sur un large balcon de pierre, dominant la Place Jeanne d’Arc, avec pour perspectives les trois avenues qui descendaient vers la basse ville.
En juillet 1944, le drapeau nazi avait été arraché de ce balcon et remplacé aussitôt par l’emblème des forces françaises libres et par le drapeau français, alors que les derniers Allemands étaient emmenés, les mains plaquées sur la nuque, dans les camions à gazogène où s’entassaient les prisonniers. Un Dolf faisait partie des Résistants victorieux. Le père de Jean- Claude, Samuel et Philippe – le plus jeune des trois frères, absent de la réunion. Un autre Dolf, leur oncle, sous-chef de la Milice, était en route vers l’Espagne, puis l’Argentine, pour se faire oublier quelques années. Les Dolf, depuis toujours, savaient garder un pied dans chaque camp. Aujourd’hui, 70 ans plus tard, l’heure n’était pas à la contemplation du passé.
Il y avait eu au moins deux morts au café du centre, plus une demi-douzaine de blessés. Les deux morts étaient l’adjoint au sport, Paul Dolf, ancien joueur de handball, fils unique du milicien exilé (et donc cousin de Jean- Claude, Samuel et Philippe), ainsi qu’un délégué de la fédération européenne d’athlétisme. Ce délégué et son assistante – la femme au tailleur rose – étaient invités par la ville, en vue des championnats européens juniors programmés pour 2020.
– Qui a pu faire ça ? répéta pour la troisième fois Samuel Dolf, le maire et porte-parole de la famille.
Plus jeune que son frère Jean-Claude d’une dizaine d’années, portant beau, élancé, muni d’une voix bien timbrée et d’un talent inné pour s’habiller et se mouvoir, Samuel était la vitrine de la famille. Il plaisait à la plupart des femmes, mais à la façon discrète d’un gendre idéal plutôt qu’à celle d’un gigolo italien.
Il se satisfaisait de son rôle d’homme de paille, et il était assez intelligent pour laisser son frère aîné gérer les crises. Mais parfois, en temps de crise justement, son esprit grippait, s’affolait et tournait en rond, comme un rongeur pris au piège, et il pouvait se révéler fâcheusement encombrant. Jean-Claude le regarda de travers, mais ne releva pas l’inanité de la répétition.
–  Ménard est sur le coup. Il nous tient au courant minute par minute, dit Kramer, l’ex-RG.
–  J’espère bien, dit le maire.
L’attentat allait évidemment tout remettre en cause.
Depuis le temps que la ville cherchait un événement sportif majeur à se mettre sous la dent… Le club de foot n’était jamais arrivé à émerger de la troisième division, et ni le handball ni le judo, ni le basket, ni aucune des autres fédérations sportives majeures n’étaient bien représentées localement.
Pour tout dire, la politique sportive de la ville était nulle, les subventions et les constructions de stades ou de piscines municipales restaient bien en deçà de la moyenne nationale pourtant déjà notoirement insuffisante.
Mais aujourd’hui, en 2018, aucune ville au dessus de 150 000 habitants ne pouvait faire l’économie d’une politique sportive.
Une étude avait été commandée à un cabinet de conseil, dans le but avoué de redorer le blason de la cité.
Le cabinet, après avoir facturé la bagatelle de vingt mille euros à la Mairie, avait conclu peut-être un peu hâtivement que les championnats d’Europe juniors étaient à la portée de la ville. Beaucoup de cités européennes bien moins importantes, comme Hengelo aux Pays-Bas, Kaunas en Lithuanie ou récemment Rieti en Italie, avaient réussi à les héberger. Et ces jeux étaient plus simples, moins chers à organiser que beaucoup de manifestations, et pouvaient provoquer des retombées financières et électorales. Avec un peu de chance, on aurait pu organiser les jeux pour dans trois ans. A présent, ce serait beaucoup plus compliqué. Voire impossible.
– Est-ce que ça pourrait être une ville concurrente qui est responsable de ce massacre ? tenta le maire.
Kramer et Kaplan regardèrent le maire.
Jean-Claude sentit la colère monter, et se contint. Il ne voulait pas se montrer ouvertement méprisant envers son frère cadet devant des subordonnés.
– Personnellement cela m’étonnerait. Mais laissons enquêter les policiers, dit-il sur un ton conciliant.
Une boule était en train de se former dans son estomac. Une boule munie de pointes ou de crochets qui lui labouraient les parois. Une vrille s’insinua dans l’intestin grêle et il faillit se plier en deux, le souffle coupé.
Samuel se tourna vers Kramer. L’ex-flic des RG était son conseiller sécurité – non élu – de la Mairie.
– Comment ça se fait que vous n’ayez rien vu venir ?
Kramer ne s’attendait pas à cette attaque de la part de son patron. C’était un bel homme, mais il avait le teint maladif d’un noctambule un peu trop alcoolisé. Ses pommettes rougirent sous l’effet de la colère.
– Je ne suis pas le FBI, dit-il sèchement. Et même le FBI a été incapable de prévoir le 11 septembre.
Mon frère est vraiment un con, se dit Jean-Claude en s’efforçant d’ignorer la douleur qui lui ravageait le diaphragme. Il leva une main apaisante.
– Allons, ne soyons pas négatif. On va commencer par passer un communiqué stigmatisant la violence. La mort de notre cousin Paul Dolf va nous attirer la sympathie du public. A nous d’en profiter. Et de laisser les gens se poser la question. Qui avait intérêt à commettre ce crime ignoble ?
Il s’interrompit et regarda successivement les trois autres hommes. Personne ne pipa. La question de Jean-Claude était rhétorique. D’ici une demi-heure, le maire devait donner une conférence de presse qui serait suivie par les six chaînes nationales et plusieurs chaînes du câble, sans parler des radios et de la presse écrite. Depuis quelque temps, les écologistes du département se montraient un peu trop inquisiteurs et remuants et ça ne pouvait pas faire de mal de les pointer à leur tour du doigt.
– Bien sûr, il est trop tôt pour tirer des conclusions, poursuivit-il, mais comme nous le savons tous, il règne un climat délétère ici, entretenu par l’opposition. Il n’y a pas de jours sans que nos représentants élus soient injustement critiqués, attaqué, vilipendés… Voilà le résultat.
Kramer et Kaplan ne manifestèrent ni réticence ni enthousiasme devant cette affirmation.
Jérôme Kaplan s’éclaircit la gorge.
– Si je peux me permettre, dit-il. Je voudrais insister sur un point évoqué par Monsieur Dolf (il fit un signe de tête en direction de Jean-Claude, pour qu’il n’y ait pas de confusion). Il nous faut tirer les leçons de l’attentat de Boston. Et n’attaquer personne nommément – pour le moment. Je ne parle pas de cet attentat à la légère, car il s’agit également d’un massacre lié au sport, contrairement aux attentats parisiens de janvier et de novembre 2015, ou aux attentats de Bruxelles et de Londres ! Si nous manœuvrons bien, l’EAA n’osera pas nous ôter l’organisation de la compétition. A Boston, ils ont eu la sympathie de l’Amérique entière, du monde entier. Il faut que dans le communiqué de Monsieur le Maire on sente bien que les Dolf sont les premières victimes de cet attentat, et que la souffrance de la ville et la leur se confondent. De l’humanité. De la compassion pour les victimes. Pas d’accusations officielles contre qui que ce soit. Si on veut faire porter le chapeau aux gauchistes et aux écolos, on peut le faire de façon différente, plus discrète, et sans se mouiller. Comme ça, en plus, si on se trompe, on ne passera pas pour des cons.
– Exactement, dit Jean-Claude. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser.
Il se leva et sortit de son bureau.

 

Version PDF : « Qui avait intérêt à commettre ce crime ignoble ? » – Chapitre 8