DAJMA | Chapitre 2 – La Cité des Secrets
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Chapitre 2 – La Cité des Secrets

– Qu’est-ce que c’est que ça, pépé ? chuchota une voix à l’oreille du vieil homme.
Il sursauta à retardement et amorça un geste, pour dissimuler son ouvrage. Mais la paume épaisse de l’intrus claqua sur le papier, fixant l’enveloppe sur la table.
– C’est pas bien les cachotteries à ton âge, reprit l’inconnu à l’oreille du vieil homme.

Celui-ci sentit l’autre main de son tourmenteur le saisir par la nuque et lui incliner la tête vers la table. Il tenta de résister quelques instants, en vain. L’autre main, abandonnant l’enveloppe, se plaqua sur sa bouche et sur son nez. Il lutta encore quelques instants mais ses membres étaient sans force. Sa dernière vision fut celle du ciel orangé derrière les carreaux empoussiérés et mouchetés. Le blanc de ses yeux se piqueta de pétéchies, semblables à de minuscules araignées rouges, ses paupières tombèrent et ne se relevèrent pas. Les mains de l’assassin continuèrent à lui comprimer le visage et l’arrière de la tête, obstruant ses orifices respiratoires longtemps après qu’il eut cessé de respirer.

Le tueur laissa enfin tomber la tête du mort, dont le front heurta la table avec un bruit sourd.
Il prit l’enveloppe, la soupesa, et essaya d’en examiner le contenu par un interstice, à l’angle du rabat. Un peu de salive mêlée d’un filet de sang noircissait le papier brun. Le vieux lui avait bavé dessus en mourant. Il regarda sa paume, dégoûté, et essuya la bave contre sa blouse.

Il avait bien envie d’ouvrir l’enveloppe, mais les consignes étaient claires, et le jeu n’en valait pas la chandelle. Le poste qu’il occupait lui convenait tout à fait, avec les à-côtés. Surtout les à-côtés.
Il fouilla à fond la petite pièce, mais ne trouva aucun autre objet de valeur.

Il coinça l’enveloppe dans sa ceinture à même la peau, rabattit sa chemise et sa blouse par dessus et déverrouilla son téléphone portable.
Il tomba sur une boîte vocale et laissa pour message :
« C’est fait ». »

Pauline releva les yeux. C’était donc ça. Un début de thriller assez conventionnel, bien que pas inintéressant. Elle avait envie de savoir la suite. Elle avala les dernières bouchées de salade de choux marinés, picora avec ses baguettes les petits carrés de tofu au fond de son bol de soupe miso, et alla chercher dans le petit frigo de la réserve la sauce tamari bio pour les sushis, car elle ne faisait pas confiance au contenu des petites bouteilles en plastique qui accompagnaient gracieusement le menu. Par contre, en tout illogisme, elle mélangea le tamari bio avec la moutarde au raifort en sachet également offerte par le restaurant. Elle trempa son premier sushi dans la

– Qu’est-ce que c’est que ça, pépé ? chuchota une voix à l’oreille du vieil homme.

sauce – un sushi saumon – et l’avala, sentant son nez picoter et ses yeux s’embuer de larmes. Elle adorait les sushis, même si elle ignorait la provenance du poisson.
Elle en prit un deuxième et tourna la dernière page.

« 1-
Le 18 mars 2018, début de la FIN. »

Le manuscrit s’arrêtait là.
Surprise et un peu frustrée, Pauline consulta sa montre. On était le 17 mars. Drôle de coïncidence. Et Walmer, le nom sur l’enveloppe… Ce nom lui était presque aussi familier que celui des Dolf. Il y avait en ville un avocat connu du nom de Walmer. Son prénom était-il bien Bruno? Elle vérifia sur internet. Oui, c’était bien ça.
D’où provenaient ces quelques pages imprimées. De quoi s’agissait-il ? D’un début de roman ? D’un témoignage ? D’une dénonciation, puisqu’on évoquait même un meurtre de sang-froid ? D’une sorte de roman basé sur des personnages réels ? Est-ce qu’on avait le droit de faire ça ? De prêter à des gens connus des comportements illicites, voire crapuleux ou criminels ? Elle connaissait l’existence de cette maison de retraite, les noms Walmer et Dolf… L’auteur, quel qu’il fut, connaissait la ville au moins aussi bien qu’elle- même, qui y était née.
Pauline prit une décision. Elle n’autoriserait pas son neveu à finir ces pages, même s’il avait pratiquement déjà tout lu. Des gens honorablement connus y étaient diffamés, accusés sans preuve en tous cas, et elle ne voulait pas qu’il puisse répéter à ses camarades ou à des inconnus ce qu’on disait des Dolf. C’était une source potentielle d’ennuis. Peut-être devrait-elle même l’avertir de n’en parler à personne… Ou bien se faisait-elle une montagne de quelque chose qui n’avait pas tant d’importance ? Devait-elle en parler à Sandra ? Le téléphone sonna. Une grosse livraison d’un best-seller érotique allait avoir dix jours de retard. Il était en rupture de stock. Quel ennui.
Elle enferma le manuscrit dans un tiroir et n’y pensa plus.
Jusqu’au lendemain.

 

Version PDF : « Sa dernière vision fut celle du ciel orangé derrière les carreaux empoussiérés et mouchetés »