DAJMA | Chapitre 1 – La Cité Des Secrets
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Chapitre 1 – La Cité Des Secrets

La Cité des Secrets

Alexis Lecaye

1

Qu’est-ce que tu lis là ?

Pauline Verdier leva les yeux de la caisse, cherchant du regard son neveu, Romain, qu’elle avait recueilli dans sa librairie pour son stage de troisième. Quand sa sœur lui avait demandé en désespoir de cause si elle pouvait « prendre » Romain pour une semaine de stage, elle n’avait pas eu le courage de refuser, même si elle savait que la semaine serait pour elle une épreuve de tous les instants. Avant même de le voir, elle imaginait l’adolescent affalé dans un coin avec son portable et ses jeux vidéos, et elle s’efforcer désespérément d’éveiller son intérêt, pour ne pas démériter quand sa sœur lui demanderait comment ça s’était passé. Pauline n’avait pas grande estime pour les adolescents et avait toujours peur de mécontenter sa sœur.

Le garçon de quatorze ans était arrivé à l’ouverture, l’avait saluée, elle puis son adjointe Sandra d’un grand sourire, avait offert un bouquet de fleurs à Pauline, et acquiescé sans manifester la moindre réticence aux activités proposées par Pauline et Sandra.

Quand il avait fini d’aider à disposer les piles, à ouvrir les cartons des éditeurs, à remballer les retours, il s’était coulé entre les tables et les rayonnages, et Pauline avait failli oublier son existence, jusqu’à ce qu’elle le surprenne en train de remettre à sa place un ouvrage de la Pléiade qui n’était pas sur la bonne étagère. Il paraissait déjà parfaitement à sa place au milieu des livres.

Romain parlait un français châtié et manifestait une réserve presque trop prononcée. De plus, Pauline aurait été incapable de deviner s’il possédait un portable. Elle ne le vit pas une fois téléphoner ni envoyer de sms.
Elle comprit que ses craintes avaient été vaines, et éprouva un sentiment de honte en repensant à ses réticences et à tout ce qu’elle avait imaginé, même si elle avait gardé ses appréhensions pour elle.

Le deuxième jour, il posa toute une série de questions aux deux femmes, et c’était la plupart du temps des questions pertinentes. Pauline se surprit à lui répondre avec plaisir. Il prit en charge les envois de mails aux clients qui avaient effectués des commandes, réorganisa le présentoir de l’entrée, et dès le troisième jour, Pauline commença à envisager avec un regret anticipé le moment où Romain ne serait plus là.

Au bout de quatre jours, elle envisagea de proposer au garçon un job d’été. Mais malgré sa maturité, le garçon n’avait que quatorze ans.

En jetant un coup d’œil à sa montre, Pauline se rendit compte qu’elle ne l’avait pas vu depuis une bonne heure. La librairie était grande, il y avait pas mal de recoins, sans parler de la réserve… Elle n’était plus inquiète, mais curieuse. Qu’avait-il trouvé à faire pour s’occuper ?

Elle abandonna ses comptes et se dirigea vers le fond.
Elle faillit buter contre lui, assis au pied de la table des nouveautés, si absorbé dans sa lecture qu’il ne prêta aucune attention à l’approche de sa tante.
Il y avait quelques livres que Pauline ne trouvait pas appropriés pour un garçon de cet âge, et elle n’avait nulle envie de s’entendre reprocher par sa sœur que Romain avait eu accès libre à l’Encyclopedia Erotica ou aux écrits licencieux de Pierre Louys.
Mais ce qu’il tenait en main ne ressemblait même pas à un livre. On aurait dit plutôt une lettre tapée sur ordinateur, dont les pages avaient été agrafées.

– Qu’est-ce que tu lis là ? demanda-t-elle. Il sursauta et rougit un peu.
–  Je ne sais pas, dit-il… Je viens de trouver ça entre les nouvelles parutions, côté policiers… C’est quelqu’un qui a dû l’oublier. Je ne savais pas quoi en faire, alors j’ai commencé à lire.
–  Montre.
Il lui tendit les pages. La première portait simplement un titre centré, en petites capitales :

 

LA CITE DES SECRETS

Pauline jeta un coup d’œil sur la deuxième page et lut les premières lignes.

Prologue

Depuis vingt ans – depuis sa retraite officielle – l’homme effectuait son périple chaque année à la même date.
Sur chacune des six stèles, il déposait une fleur, se redressait, murmurait quelques mots inaudibles, et partait honorer la suivante. Ces tombes n’avaient en commun que la date gravée dans la pierre.

Une fois sa mission achevée, il repartait, vieille personne anonyme, jusqu’à sa tanière. Il aurait pu prendre le bus, mais il préférait marcher, même si cela lui était de plus en plus difficile.
–  Ça a l’air intéressant, dit le gamin d’un ton incertain.
–  Tu n’as aucune idée d’où c’est venu ?
–  Non… Je ne l’ai pas vu hier. C’est peut-être un écrivain qui a envie qu’on lise son livre qu’il n’est pas arrivé à publier, dit-il.
–  Peut-être, dit Pauline sans conviction.
–  Je peux le finir? demanda-t-il. Ça a l’air plutôt marrant.
Elle hésita sur la conduite à tenir. Pouvait-elle lui rendre le manuscrit sans savoir ce que contenaient les pages suivantes ?
–  Je vais d’abord jeter un coup d’œil, dit-elle.
–  C’est un peu violent, mais pas pire que la télé, et il n’y a pas de scènes sexuelles explicites. Pauline se sentit rougir.
– Je vais quand même jeter un œil, décida-t-elle. Et si tout va bien, je te le rendrai après déjeuner.

Romain se résigna avec un haussement d’épaules et un sourire. Pauline lui ébouriffa les cheveux, maîtrisant son envie de l’embrasser. C’était drôle. Jamais elle n’aurait imaginé que la simple présence d’un enfant puisse procurer une telle satisfaction.

Romain déjeunait avec son père, et il prit le bus à midi moins le quart. Sandra, l’assistante de Pauline, rejoignait son fiancé dans le parc. Depuis quelques jours, le temps avait viré au beau après un hiver doux et intensément pluvieux, et les citadins voulaient profiter du moindre rayon de soleil pour manger dehors.

Le 18 mars 2018, début de la FIN.

Pauline n’était pas particulièrement intéressée par le beau temps. Elle préférait sa tranquillité. Elle s’installa dans la réserve avec un menu sashimi commandé au restaurant japonais situé un peu plus loin dans la rue, et s’attela à la lecture de la Cité des Secrets.

« Prologue

Depuis vingt ans – depuis sa retraite officielle – l’homme effectuait son périple chaque année à la même date.
Sur chacune des six stèles, il déposait une fleur, se redressait, murmurait quelques mots inaudibles, et partait honorer la suivante. Ces tombes n’avaient en commun que la date gravée dans la pierre.

Une fois sa mission achevée, il repartait, vieille personne anonyme, jusqu’à sa tanière. Il aurait pu prendre le bus, mais il préférait marcher, même si cela lui était de plus en plus difficile.

Jeudi 11 décembre 2014
La grande bâtisse blanche rectangulaire aux trente-six fenêtres bordées de brique jaune se dressait à mi-colline, sur fond de ciel gris.

Conçue à l’origine par un financier comme résidence d’été, à une époque où la mer n’était pas encore un lieu de villégiature privilégié, édifié en 1843, le petit château construit en rase campagne, au milieu de quarante hectares de plaines, d’étangs et de bois, comptait trois étages – plus les combles – avec trois rangées de 12 fenêtres et quarante chambres (sans compter les chambrettes des combles). Il avait été vendu par ses héritiers quarante ans plus tard pour une bouchée de pain à la municipalité, transformé en hôpital pour les blessés du front pendant la Grande Guerre. Deux générations plus tard, d’hôpital, la bâtisse avait été convertie en asile pour vieux. Plus simple à aménager, moins cher en investissement et en entretien et plus rentable qu’une clinique.

L’asile appartenait à une société basée en Irlande, détenue à quarante-neuf pour cent par un fond de pension américain, à cinquante-et-un pour cent par une holding dont les statuts étaient déposés à Dublin. Cette société louait un euro symbolique les murs du château et le parc réduit aujourd’hui à trois hectares – le reste avait été recouvert de lotissements périurbains. Les cinquante-et-un pour cent appartenaient aux trois frères Dolf, ou plus exactement au groupe dont ils étaient les actionnaires principaux. »

Pauline arrêta de lire. Dolf ? C’était le nom du maire, et d’une dynastie bien connue de tous les habitants de la ville. Elle avait entendu parler de la maison de retraite, que l’auteur du texte appelait l’asile, même si aucun de ses parents n’y était hébergé.

Elle reprit sa lecture.

« C’est pour cette raison que le vieil homme se trouvait là. Autrefois, une trentaine d’années auparavant, il avait été chauffeur-livreur dans une des nombreuses sociétés du groupe Dolf, mais surtout, il avait fait partie d’une nébuleuse obscure et mouvante d’employés affectés épisodiquement à des tâches qui n’avaient aucun rapport avec leur emploi officiel, et comme tel, il bénéficiait de certains passe-droits, comme cette petite chambre située au troisième étage côté nord qu’il occuperait jusqu’à sa mort à titre gratuit.

Le passe-droit était à l’échelle des tâches ingrates et rebutantes, parfois dangereuses qu’on avait exigé de lui. Une récompense d’exécuteur de basses œuvres méprisé par ses employeurs.
La chambre n’avait en rien l’allure d’une suite de palace : 13 mètres carrés, des murs passés à la chaux jaunis par l’usage du tabac et jamais repeints, pour tout mobilier un lit étroit au cadre de bois blanc et au sommier de lattes recouvertes d’un matelas aussi épais qu’une tranche de jambon, une armoire bancale du même bois que le lit, une petite table carrée aux pieds vermoulus et une chaise dont la paille se défaisait, deux étagères disposées à droite de la fenêtre, avec un miroir ébréché et sans cadre posé sur la plus

haute – et pour clore l’énumération, au coin du lit une petite commode de chevet à deux tiroirs en plaqué acajou que l’humidité avait écaillé et gondolé.
Le vieil homme ne quittait plus guère sa chambre que pour sa visite annuelle au cimetière. Plus il se rapprochait de sa fin, plus le passé – certains éléments de son passé – l’obsédaient. Cette obsession l’avait poussé à rédiger d’une écriture serrée et tremblante une trentaine de pages sur un cahier de compte vierge dérobé à l’économat, et qu’il cachait sous son traversin ou dans ses vêtements quand ses draps – une fois par semaine – étaient changés.

Ce jeudi 11 décembre, il était parvenu à l’étape ultime de son récit. Il s’était relu plusieurs fois, et n’avait rien trouvé à ajouter. Tout était là, tout ce dont il se souvenait. Les noms, la date, le lieu, les faits. Les faits, dans leur horreur et leur crudité.

Ses mains tavelées et ridées glissèrent le cahier dans une enveloppe format A4 prélevée à la même source que le cahier. Avant de refermer l’enveloppe, il ouvrit le cahier une dernière fois. Sur la première page, on pouvait lire : « Ceci est ma confession » en capitales soulignées.

Il s’y reprit à plusieurs fois pour fermer l’enveloppe.
Sur la table, il y avait un journal de la veille, ouvert. Une photo occupait le coin supérieur de la page de gauche, avec une légende : « L’avocat Bruno Walmer tente d’initier une action collective ».
Le vieil homme resta quelques instants en stase. Il regardait la photo de ses yeux aux iris blanchis par l’âge, et prenait une décision. Une décision qui lui coûterait très cher s’il vivait suffisamment longtemps pour qu’on la lui fasse payer. Mais il ne pouvait faire autrement. A l’idée de ce qu’il venait d’écrire, il se sentait enfin soulagé d’un poids qui l’avait oppressé pendant longtemps. Mais cela n’aurait servi à rien s’il gardait sa confession pour lui. Il prit un stylo-feutre dans le tiroir de la petite table, le décapuchonna et examina la pointe. Satisfait, il écrivit sur l’enveloppe, également en lettres capitales : « pour Bruno Walmer, avocat à la cour… »
Il était tellement concentré qu’il n’entendit par la porte s’ouvrir, et ne remarqua pas l’ombre qui s’étendait sur la table et sur lui.

 

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