DAJMA | Chapitre 53 – La Cité des secrets
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Chapitre 53 – La Cité des secrets

« Mes chères concitoyennes, mes chères concitoyens,… »
Philippe se sentait démuni. Il avait passé un long moment à chercher dans sa bibliothèque de quoi s’évader par l’esprit. Enfant, il était grand lecteur, il rêvait d’être un jour explorateur, mais en grandissant, son appétit de lecture et sa soif d’aventures s’étaient mystérieusement délités, et il était devenu le bon à rien aimable méprisé par ses frères et par sa femme, un homme sans passion et même sans goût pour quoi que ce fut – à part la remise en état de sa maison.
Qu’avait-il cherché à la librairie Verdier ? Le moyen de renouer avec le bonheur depuis longtemps révolu, quand il pouvait s’immerger si profondément dans la lecture et s’identifier aux personnages imaginaires, que la réalité de sa vie d’enfant sensible rudoyé par ses frères, négligé par son père – sa mère était morte peu après sa naissance – s’éloignait, s’effaçait comme un mauvais rêve pendant quelques heures au moins.
Il se versa un verre de whisky sans glace et s’assit face à l’écran éteint de la télé, qu’il fixa sans le voir.
Peut-être trouverait-il dans le grenier les autres favoris de son enfance, les bandes dessinées de Spirou, les Tintin… ?
Il posa son verre et grimpa l’escalier.
Mais arrivé au premier étage, il hésita.
Fuir, toujours fuir la réalité, laisser les autres décider pour soi… Il avait cinquante ans et se laissait dicter sa conduite par ses frères comme s’il avait encore cinq ans…
Muriel était-elle morte ou vivante? Avait-elle elle-même inventé cet enlèvement pour soutirer de l’argent à la famille ? Il n’en était pas du tout persuadé, mais ne pouvait toutefois exclure totalement l’hypothèse. Peut-être pourrait-il trouver ici des éléments de réponse.
C’est une femme comme Pauline Verdier qu’il aurait dû épouser, avec son visage doux et son sourire réfléchi. Elle était plus jolie qu’elle ne le paraissait au premier abord. Elle ne savait pas se maquiller et s’habiller comme Muriel. Elle s’intéressait assez peu sans doute à l’effet qu’elle pouvait produire sur les hommes. Mais il y avait du mystère en elle. Ce n’était pas le genre de femme qui devait se livrer facilement. Etait-elle mariée ? Mère de famille ? Il avait le sentiment que non, sans savoir pourquoi. En tous cas, elle connaissait bien son métier. Elle avait tout de suite identifié l’auteur et le livre dont il lui parlait. Elle avait même sorti sans hésiter le nom du héros. Une femme cultivée, intelligente, réfléchie… Une femme beaucoup trop bien pour lui, tout compte fait. C’est elle qui n’aurait pas voulu d’un raté comme lui. Mais peut- être qu’avec elle, justement, il n’aurait pas été un raté ?
Il soupira. A quoi bon ces spéculations sans objet. C’était de toute façon bien trop tard. Sa femme, pour le meilleur et pour le pire – surtout pour le pire, c’était Muriel, et personne d’autre.
Il ouvrit la porte du bureau de Muriel avec le sentiment de commettre une indiscrétion impardonnable. Mais s’il y avait quelque chose à découvrir sur la vie secrète de sa femme, c’était ici, et pas ailleurs.
La pièce tenait plus du boudoir que du bureau. Il y avait effectivement dans un coin un joli meuble en bois de rose devant lequel on pouvait s’asseoir pour écrire son courrier, mais c’était une méridienne recouverte de velours couleur framboise écrasée qui occupait la plus grande partie de l’espace. Des rideaux en lin rose pâle tamisaient la lumière. Une petite armoire vitrée ornementée d’arabesques était remplie de livres et de revues, ainsi que de bibelots en porcelaine et en argent. Il y avait eu une époque où Muriel passait pas mal de temps à chiner dans les vide-greniers et les brocantes des environs, en témoignaient également les tableaux et les gravures accrochés aux murs. Il devait reconnaître qu’elle ne manquait ni de discernement ni de goût, autant qu’il put en juger. Peut-être qu’un autre homme que lui aurait réussi à faire de Muriel une autre femme…
Il ouvrit les tiroirs du bureau en bois de rose et inventoria leur contenu. Rien de bizarre ni d’improbable. Quelques billets de dix et vingt euros, un chéquier, une carte bleue au nom d’une banque qu’il ne lui connaissait pas (même si elle avait son propre compte), un petit carnet d’adresse un peu ancien – elle notait depuis quelques années ses rendez-vous et ses adresses sur son Smartphone – et qui ne contenait que des noms qu’il connaissait… Si Muriel cachait des secrets, ils étaient certainement mieux dissimulés.
Il passa à l’armoire vitrée, et éplucha consciencieusement les livres. Que cherchait-il ? Muriel n’étalait pas sa vie, mais elle n’en faisait pas non plus mystère. Lettres, cartes, messages… Il ne trouvait rien qui sortit de l’ordinaire. Il revint à la table et ouvrit un petit guide de voyage consacré à l’Italie du Nord. Une photo s’en échappa. Muriel, plus jeune d’une quinzaine d’années, en robe légère qui dégageait largement ses bras et ses jambes, souriait à l’objectif. Son fameux sourire, mi-tendre mi-ironique, qu’elle ne lui réservait plus que rarement. Le paysage, derrière elle, évoquait le lac de Côme ou le lac de Garde, mais ils n’étaient jamais allés dans la région des lacs ensemble. Il se souvenait vaguement qu’elle était partie un été pendant une semaine avec une amie, il y avait de cela longtemps, au début de leur mariage… Etait-ce en Italie ? Il ne se rappelait pas le nom de cette amie, et avait des doutes – déjà à l’époque – sur son existence, ou du moins sur son sexe. Qui avait pris cette photo ? Peu importait après tout, ce n’est pas aujourd’hui qu’il allait commencer à se torturer à propos des anciens amants de Muriel.
Il retourna la photo et vit la date : 25 juin 2000. C’était bien ça.
Il continua ses recherches, mais fut bientôt convaincu que cela ne servait à rien de persister. Ce n’est pas de cette façon qu’il découvrirait les raisons de son enlèvement.
Il jeta un regard circulaire… Il y avait peu de cachettes possibles, dans cette petite pièce douillette. Un des tableaux, placé contre l’armoire, était un peu de travers, et il le redressa sans y penser, avant de sortir de la pièce. Quelques instants plus tard, il y revenait et allait droit au tableau. Il le décrocha et aperçut aussitôt la porte en métal brossé d’un petit coffre fort mural. Tiens donc. Il n’en avait jamais entendu parler, elle l’avait fait placer à son insu. En soi-même, c’était une indication.
C’était un coffre à combinaison électronique, avec un écran à quatre signes, et un pavé alphanumérique, assez semblable à ceux qu’on trouve dans les chambres d’hôtels.
Il tapa l’année de naissance de Muriel, mais le coffre ne s’ouvrit pas. Il essaya diverses combinaisons, tenant compte du jour, et du mois, à l’endroit et à l’envers, toujours sans succès. Il essaya, même s’il n’y croyait pas, sa propre date de naissance, puis diverses combinaisons à partir du prénom de sa femme : MURI URIE RIEL LEIR MURE LUME, etc… Non, il devait y avoir plus simple et plus évident. Qu’aurait-il choisi, lui? Sa date de naissance, probablement, car il manquait d’imagination. Ou une date qui comptait dans sa vie, peut-être… S’ils avaient eu des enfants, cela aurait été facile. Quelle date comptait pour lui ? Celle de son mariage avec Muriel ? Bien sûr, mais cela faisait des années que leur union ne signifiait plus grand chose, ni pour elle ni pour lui. Il tapa quand même l’année : 1998. Le coffre ne s’ouvrit pas. S’il s’était ouvert sur ce chiffre, cela aurait été une immense surprise pour lui. Soudain, il repensa à une autre date, celle sur le verso de la photo, et tapa : 2000.
Le coffre resta fermé. Mais Philippe ne se tint pas pour battu. Il alla chercher la photo et tapa la date exacte, 2506, toujours sans succès. Il essaya ensuite 0600 (juin 2000), sans résultat. Il était sur le point d’abandonner, mais décida en fin de compte de reprendre le prénom et le nom de Muriel à zéro, en notant à mesure les combinaisons de quatre lettres. MURI, URIE, RIEL… Le coffre s’ouvrit au bout de vingt minutes, avec les lettres M-U-E-L. L’intérieur était quasiment vide : il n’y avait qu’une bague en or avec un petit rubis posée sur un écrin en velours noir, et une petite pile de lettres sans leurs enveloppes. Il les examina rapidement. Elles étaient toutes de la même écriture. Elles n’étaient ni datées ni signées.
« Mon amour, tout me manque en toi, tes yeux, ta bouche, tes seins, ta chatte, ta langue, je veux que tu sois au dernier rang du cinéma de Montcalm aujourd’hui à vingt heures, à cinq places du couloir. Tu porteras ton imperméable, tes talons, et rien d’autre … » « Mon amour, je veux que tu sois le 16 août dans la basilique. Tu auras ta robe noire sans manche et tu ne porteras rien d’autre. Tu te mettras à genoux dans le premier confessionnal à gauche du transept et tu attendras sans bouger… » « Mon amour, demain tu te présenteras au 6 de la rue des Echassiers à 10h avec en main les lanières que je t’ai achetées, tu monteras au deuxième étage, tu te dévêtiras entièrement, tu mettras la cagoule en soie et tu attendras sans bouger. » Etc. Etc.
C’était une chose de savoir que Muriel le trompait avec constance, c’était une autre que de saisir la preuve concrète de cette grande et unique passion : le seul amant qui avait vraiment compté pour Muriel, le seul qui avait mérité d’être ainsi préservé. Un amant dominateur qui lui imposait des jeux sexuels… Pour la première fois depuis longtemps, Philippe sentit la morsure de la jalousie.

 

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